West Side Story est indéniablement un chef-d’œuvre à voir et à revoir, parce que la comédie musicale conçu pour briller sur la scène de Broadway en 1957 a laissé une grande empreinte culturelle et que le film conçu pour bousculer le genre et triompher à Hollywood en 1961 a été réalisé avec un immense talent couronné avec dix statuettes lors de la 34e cérémonie des Oscars, un record pour le film musical. La plupart des critiques considèrent le film comme la meilleure adaptation d’une comédie musicale jamais réalisée dans l’histoire du cinéma.
Par Ronnie Ramirez
Texte de l’image.
Adaptation moderne de la tragédie de William Shakespeare, West Side Story raconte une histoire d’amour impossible entre un Roméo & Juliette issus de deux bandes rivales qui se disputent les rues d’un quartier pauvre à New York. Au départ, Arthur Laurents avait conçu la comédie musicale sous la forme d’un affrontement entre catholiques irlandais et juifs situé dans le Lower East Side de Manhattan, mais craignait qu’East Side Story ne devienne ennuyante. C’est en lisant les titres des journaux sur la violence des gangs de jeunes Chicanos en 1955 que Laurents et le compositeur Leonard Bernstein se sont dit que leur concept devrait se déplacer vers les portoricains, une nouvelle communauté migrante qui affluait en masse. Le projet devient West Side et fait référence à la partie ouest de l’Amérique, à New York, où se déroule l’histoire. Bernstein recruta Stephen Sondheim pour écrire le livret qui lui confessa : “Je n’ai jamais été pauvre et je n’ai même jamais connu de portoricain.”
Après de la défaite de l’Espagne lors de la guerre hispano-américaine (1895-1898), les résidents de l’île de Porto Rico obtiennent la citoyenneté étasunienne en 1917 grâce à la loi Jones-Shafroth et depuis 1952, l’île bénéficie d’un statut d’État libre et associé aux États-Unis. Les vagues successives d’immigration portoricaine aux États-Unis atteignent leur apogée dans les années cinquante avec plus de cinq millions de portoricains en 2012 alors que l’île compte 3,7 millions d’habitants et une grande communauté concentrée à New York où on les appelle les Nuyorican.
Le sacrifice de la Seconde Guerre mondiale et le sentiment général d’abandon des politiques sociales par l’État, l’insécurité et de la criminalité favorisent l’émergence des gangs dans les grandes villes. West Side Story est en quelque sorte la première grande histoire qui dépeint les portoricains et qui montre qui ils sont, comment ils se comportent et à quoi ils ressemblent. C’est aussi l’une des premières fois où ils découvrent leur expérience de migrant à l’écran. Mais dans le film on retrouve aussi le profilage racial dont les latinos aux États Unis souffrent : pauvres, donc des gens sans éducation, enclins à la violence et par conséquent problématiques. L’idée que des gangs portoricains soient en mesure de défier la police territorialement ou de casser la figure à des citoyen blancs a contribué à la conviction que les personnes de couleur étaient un danger dont il fallait mieux se débarrasser.
Mais qui, aux États-Unis, se souciait des communautés latino-américaines qui connaissaient des vies infrahumaines dans les quartiers des bas-fonds des grandes villes du pays ? Qui d’ailleurs se souvient des révoltes des Zoot Suit entre juin et aout de 1943 à Los Angeles ? Zoot fait référence aux vêtements portés par une partie de la jeunesse mexico-américaine — y compris le jeune Malcolm X — qui de cette manière affichaient leur mépris pour les rationnements des textiles, un attachement à la vie nocturne et à la culture jazz. S’amuser n’était pas très catholique dans un pays en guerre où l’on se devait de promouvoir le devoir patriotique.
D’ailleurs, des tensions existaient déjà à Los Angeles, une région où les communautés latinos et les troupes militaires destinées aux opérations dans le Pacifique sont très présentes. Dans la nuit du 3 juin 1943 à Los Angeles, une bagarre éclate entre des jeunes américano-mexicains et un groupe de soldats qui par la suite se déclarent comme victimes des Chicanos à la police. Le jour suivant, environ 200 soldats répriment à coups de matraques, arrestations et sessions de tortures en dépouillant les Chicanos portant un costume zoot et en brulant leurs vêtements en tas. Pendant dix jours, des centaines de Mexicains, des Afro-Américains, des Philippins-américains et d’autres minorités portant ces vêtements étaient agressés. La violence s’est également abattue sur les femmes et les enfants latino-américains, puis la révolte s’est étendue vers d’autres villes et pris fin au cours de la deuxième semaine de juin 1943. L’appareil médiatique officiel a non seulement justifié les actions des soldats mais également soutenu la répression contre les latinos, citoyens de seconde classe. A partir de là, tout fût permis.
Même si West Side Story s’adresse avant tout à un public de culture anglo-saxonne, le film résonne encore pour un public contemporain qui continue à souffrir et à mourir de la pauvreté, du racisme et de la violence policière, car le film soulève des questions autour de l’immigration, le colorisme et l’assimilation culturelle.
L’histoire d’amour interdite entre Tony, un jeune étasunien blanc et Maria, une jeune portoricaine, se complique à cause de leur appartenance à des gangs en dispute d’un territoire plus que de leur différence culturelle. Cependant, le film comporte de nombreux choix qui à l’époque n’étaient pas considérées comme problématiques, notamment le “brownface” et la représentation stéréotypée de la communauté portoricaine. Les Jets, un gang xénophobe blanc et les policiers du quartier profèrent des répliques (à l’origine antisémites) considérées par les portoricains comme dégradantes et blessant la communauté portoricaine : “Porto Rico devrait retourner dans l’océan” ou… “à Porto Rico il n’y a que des ouragans et des femmes enceintes” ou… “les États-Unis sont supérieurs à Porto Rico”… Qu’ils “se noient dans les tamales !”, précisons que les tamales sont un plat issu du Mexique et du Guatemala. Pour renforcer le clivage et les tensions entre eux, Jerome Robbins avait mis en place des stratégies de mise en scène assez particulières, il avait interdit aux acteurs des gangs rivaux de se fréquenter en dehors ou sur le plateau, de déjeuner ensemble et faisait même circuler des ragots. Dans l’évolution du projet, il supprime certaines chansons en faveur des scènes de bagarre, les Jets finissent par avoir trois chansons contre une pour les Sharks.
Rosa Dolores Alverío, mieux connue sous le nom de Rita Moreno, est une actrice, chanteuse et danseuse portoricaine.
De plus, la plupart des personnages portoricains étaient interprétés par des acteurs blancs qui parlaient avec un accent que personne n’a dans la vie réelle, exagéré pour paraître plus hispanique. Bernardo, le chef des Sharks, et Maria, premier rôle féminin – étaient tous deux interprétés par des acteurs aux traits et origines européennes (George Chakiris, Grecque et Natalie Wood, Russe). Tous deux avaient le visage maquillé en brun.
Certains des acteurs latinos jouant des personnages portoricains ayant la peau trop claire étaient également maquillé en brun, dont Rita Moreno… Notons qu’elle fût une véritable révélation, sa performance a dépassé largement les attentes du personnage, et son exploit a été saluée avec l’Oscar du meilleur second rôle féminin. C’est aussi la première Latino-américaine à être primé aux Academy Awards. Dans un entretien au Miami Herald elle déclare : “Avant West Side Story, on me proposait toujours des rôles stéréotypés de latinas. Les Conchitas et les Lolitas dans les westerns. J’étais toujours pieds nus. C’était un truc humiliant, embarrassant. Mais je l’ai fait parce qu’il n’y avait rien d’autre. Après West Side Story, c’était à peu près la même chose. Beaucoup d’histoires de gangs.” 57 ans plus tard, âgé de 89 ans, Rita Moreno revient dans le remake de West Side Story en 2021, réalisé par Steven Spielberg. Cette fois-ci, le cinéaste émérite a pris le soin d’éviter de blanchir les acteurs avec un casting composé en grande partie d’acteurs afro-latinos et qui s’expriment en espagnol dans la version sans sous-titres, tout en retirant les répliques les plus offensantes et en présentant un pays plus multiculturel.
La version de 2021 donne plus de consistance au personnage de Bernardo et tente de rendre les Sharks plus sympathiques en leur donnant tous un boulot… en effet, à plusieurs reprises on fait remarquer que les portoricains travaillent alors que les Jets comptent sur leur blancheur pour s’en sortir. Dans le remake, la police est toujours fidèle aux Jets, même si elle les exhorte à trouver de meilleures occupations que le délit. Fondamentalement les deux films placent les deux groupes sur un pied d’égalité, ce qui est loin d’être un reflet de la réalité étasunienne où de l’inégalité raciale qui sévit au États-Unis, même soixante ans plus tard.
Dans le monde binaire de West Side Story, les garçons sont tous membres d’un gang, ce sont des voyous et des machos. Le fantasme misogyne est illustré par l’idée que les mecs violents n’ont juste besoin que de l’amour d’une femme pour changer. D’ailleurs, elles n’apparaissent qu’à leur ombre sous la forme d’objets de désir. Dans le film, les femmes portoricaines sont soit innocentes et pures (Maria), soit fougueuses et sexy (Anita), et même si tous les acteurs et actrices parlent anglais, on place ici et là des “Vamos muchachos “, “querida” et des “mi amor “. En étant plus présente, les filles portoricaines semblent être favorisées par rapport aux filles des Jets, réduites à des simples accessoires, sauf le personnage d’Anybodys, une fille garçon-manqué qui veut désespérément être accepté par les Jets, un gang composé uniquement de garçons blancs. Il faudra attendre 2021 pour que Steven Spielberg transforme le personnage précisément en transgenre, de plus, Anybodys est interprété par Iris Menas, un acteur non-binaire et qui sera enfin accepté et vu pour ce qu’il est vraiment par le gang dont il voulait tant faire partie. Pour cette raison le film sera interdit en Arabie Saoudite et dans d’autres pays du Golfe.
Les personnages féminins portoricains prônent l’assimilation dans la société, elles soulignent les aspects positifs de la vie aux États-Unis contrairement aux personnages masculins portoricains qui contestent en désignant les inconvénients. Ce contraste est explicite dans la magnifique chanson America, véritable discours politique en faveur de l’assimilation. Voyons un extrait :
(…)
LES FILLES
J’aime vivre en Amérique
Tout est OK en Amérique
Tout est libre en Amérique
BERNARDO
Pour un petit prix en Amérique !
ANITA
Acheter sur crédit est tellement bien
BERNARDO
Ils nous regardent une fois et ils font le double du prix
ROSALIA
J’ai ma propre machine à laver
INDIO
Que te restera-t-il à laver ?
ANITA
Les grattes-de-ciel fleurissent en Amérique !
ROSALIA
Les Cadillacs roulent en Amérique !
TERESITA
L’industrie boom en Amérique !
LES GARCONS
Douze dans une chambre en Amérique !
ANITA
Plus de maisons avec plus d’espace !
BERNARDO
Plus de portes vous claquent à la figure !
(…)
LES FILLES
La vie est parfaite en Amérique !
LES GARCONS
Si tu es blanc en Amérique !
LES FILLES
Ici vous êtes libres et vous avez de la fiérté
LES GARCONS
Aussi longtemps que tu restes dans ton coin
LES FILLES
Libres d’être ce que tu veux être
LES GARCONS
Libres d’être chômeur ou cireur de chaussures !
La réplique des garçons avec Douze dans une chambre en Amérique ! ou celle de Rosalia J’ai ma propre machine à laver correspond à l’image raciste des familles latinos où le patriarche règne avec un taux de fécondité très élevé et où les femmes cloîtrés sont condamnées à n’avoir d’autre projet que de laver le linge et de s’occuper des nombreux enfants. Dans cette chanson, les objectifs collectifs — associés au garçons portoricains — sont mis à mal par des aspirations individualistes des filles portoricaines. Les relations interethniques et l’assimilation est montrée par les personnages féminins comme étant possible, c’est la thèse centrale du film… mais en réalité, c’est une exclusion sélective qui est en cours par le film lui-même en mettant en scène des acteurs non-portoricains jouant des rôles de portoricains.
Par conséquent, West Side Story a durablement propagé une image dominante des portoricains, sinon des latinos, aux États-Unis et à l’étranger au point de devenir un référent, un modèle d’identité. Le film soulève une question douloureuse sur l’identité étasunienne avec en arrière-fond le cycle de l’immigration qui se confronte invariablement à la discrimination. Les latinos constituent actuellement la plus grande minorité aux États-Unis, avec près de 57 millions de personnes qui représentent 18 % de la population. Ils incarnent l’un des groupes dont la croissance est la plus rapide aux États-Unis et, par conséquent, ils seront 24 % de la population totale en 2065.
Deux semaines après être sorti de 35 ans de prison aux États-Unis, Oscar López Rivera, un historique dirigeant portoricain indépendantiste, fit l’amer constat que la crise économique à Porto Rico s’y éternise : “Je suis choqué par la gentrification, le dépeuplement et les déplacements. Les logements qui sont construits sont destinés aux personnes qui ont beaucoup d’argent et non aux travailleurs portoricains qui y vivent. (…) Ils investissent dans des bateaux de croisière et les pêcheurs ne reçoivent presque rien, il n’y a aucune incitation pour les ports. La fuite des cerveaux est une autre chose que j’ai rencontrée. L’Alaska et Hawaï me viennent à l’esprit ; ils sont devenus des États, mais pas pour favoriser les indigènes. En Alaska, cela se produit avec des réserves où nous voyons la destruction de la culture, la perte de l’amour et de sa raison d’être, la vie n’a aucune valeur et cela s’est produit et peut se produire à Porto Rico ; ils sont le résultat de ces politiques. (…) On retire des fonds aux universités, ils ont fermé 169 écoles publiques. Le système de privatisation est coûteux, et il faut travailler dur pour le payer. Ça me fait mal de voir Porto Rico sans avenir. (…) Maintenant, tout n’est pas négatif, le concept de colonie par exemple est maintenant clair.”
Les artistes latinos subissent également la négligence et les stéréotypes d’Hollywood et West Side Story ne faisait pas exception. Récemment, un rapport sur la diversité publié par UCLA souligne que les latino-américains n’ont occupé que 4,6 % des rôles d’acteurs de cinéma en 2019. Dans les 145 films les plus rentables de la même année, les latinos n’étaient crédités à l’écriture des scénarios que dans 2,8 % des films, et à la réalisation dans 2,7 % seulement. L’actrice et chanteuse Rachel Zegler qui incarnait le rôle d’Anita dans le West Side Story de Spielberg, déclarait dans un récent entretien : “Pour pouvoir mettre le pied dedans, il faut d’abord que des personnes qui ne sont pas latino-américaines nous en donnent l’occasion, parce qu’elles ont un privilège dans cette industrie, et je dirais même que j’ai le privilège dans cette industrie d’être une Latina blanche. Je suis considérée comme plus acceptable pour le public. “
Finalement, la comédie musicale nous montre une société qui dresse les jeunes les uns contre les autres pour mener les mêmes batailles fondées sur les mêmes peurs que celles qui sont à l’origine du sentiment anti-immigration aujourd’hui. Malgré les contradictions du film, West Side Story offre un message puissant au public : la haine engendre la haine. Tant que les structures sociales discriminatoires ne seront pas démantelées ou décolonisées, les plus vulnérables des communautés victimes de racisme en feront les frais dans une société qui peine à devenir inclusive.