Par Javier Gómez Sánchez
Quelques jours seulement après le début du Festival, on ressent déjà le poids d’une réalité étouffante… Dès l’ouverture, la plupart des gens sont repartis avec l’anecdote du spectacle de kitsh et rien de plus… Le moment qui aurait dû être le plus choquant pour tout le monde est passé inaperçu, lorsque les producteurs du film qui a ouvert le Festival international du nouveau cinéma latino-américain (auquel ils ont voulu un jour enlever son nom, et pendant un an ils l’ont enlevé) sont apparus grands, géants, écrasants, le logo de Amazon personne ne l’a remis en question. Toutes les louanges pour un film qui non seulement laisse la sensation d’être quelque chose de préfabriqué, mais qui condamne soi-disant un groupe de militaires, qui n’étaient rien d’autre que le bras armé, avec les conseils des Américains, d’une oligarchie et d’une grande bourgeoisie de droite chargée de garantir qu’aucune idéologie socialiste ou communiste, ni aucun changement de modèle social ne progressent en Argentine, et ce en enlevant, torturant et faisant disparaître des gens.
Puis cette “démocratie” a été chargée de mettre en œuvre le capitalisme néolibéral le plus féroce en Argentine. Rien de tout cela n’apparaît dans le film, ni dans les commentaires des producteurs, que notre télévision transmet sans critique. Les questions que les intellectuels argentins ont soulevées sur ce type d’approche de leur histoire, qui est l’histoire de plusieurs pays d’Amérique latine, n’atteignent pas notre pays. Aujourd’hui, Amazon produit le supposé nouveau cinéma latino-américain…
Un autre choc a été de regarder le documentaire “Mon pays imaginaire”, de Patricio Guzmán. Un cinéaste qui, sous le gouvernement d’Allende, a tourné le documentaire historique “La bataille du Chili”. Mais “Mon pays imaginaire” reste une vision superficielle et naïve du conflit social actuel au Chili. Il insiste sur l’absence supposée d’idéologie parmi les manifestants, alors que tout ce qui se passe est hautement idéologique. Mais le documentaire reste dans la performance. On pense à Miguel Enríquez, ou à Raymundo Gleyzer, et on dit “le ronca” (ça fait ronfler)…
Sur les sensations venant de notre pays, il faut aller au-delà des œuvres. Le cinéma cubain n’est pas seulement un art en décadence, comme l’est le cinéma sur le plan technologique, en tant que format d’expression et de transmission des idées dans le monde, mais dans notre pays le cinéma est aussi un monde en décadence. C’est un pays où il y a des gens bons, talentueux, honnêtes, capables de faire beaucoup de choses, il y a un développement technique (ce qui est paradoxal, plus la technologie est disponible et plus on a d’expérience pour l’utiliser, plus le cinéma est mauvais) mais ce qui domine le secteur, ce ne sont pas ces valeurs, mais les maux, c’est comme une maladie généralisée, composée de superficialité, de malhonnêteté, de doubles standards, d’appauvrissement intellectuel, appelant la migration “exil”, “censure” pour oublier, cherchant le discours le plus commode. Les applaudissements faciles d’un monde auquel il est de plus en plus difficile de s’identifier ?
Nous avons besoin d’une nouvelle génération de cinéastes cubains, sans les vices dont nous souffrons, capables d’aborder de manière critique la réalité de notre pays avec une profondeur et une capacité que l’on ne trouve pas aujourd’hui. Avec une position idéologique qui lui fait dépasser le thème du porno-mystère et explorer l’origine et les raisons de la persistance de la pauvreté dans le Cuba du XXIe siècle. Mais qui s’intéresse à la réalisation de ce vrai cinéma ? L’ambassade de Norvège, qui fournit tant d’argent ? Si nous ne nous intéressons pas à nous-mêmes, personne ne viendra faire le cinéma que nous devrions faire. Une bureaucratisation qui a peur de la critique n’y parviendra pas non plus. La technocratie et la bureaucratie ne produiront pas un cinéma qui la remet en question, car les classes ne se suicident pas. Il ne s’agit pas seulement de vaincre le cinéma qui est fait, mais de vaincre le système de relations dans lequel il est fait. Un système de relations sociales qui s’est révélé incapable de générer un autre cinéma ?
Où sont les films et les documentaires qui parlent non seulement de la migration et du désir de partir, mais aussi de ceux qui restent vivre et travailler dans ce pays ? Qui parle de ceux qui sont revenus? Ou qui parlent de ceux qui meurent en essayant de venir ici, ou qui racontent ce qu’est la réalité pour beaucoup de ceux qui émigrent? Nous ne l’avons pas. Un cinéma qui parle de la corruption, de la violence structurelle de notre société et de toutes les violences que nous subissons, y compris les violences policières, et les violences institutionnelles. Nous ne le faisons pas… Près de la faculté où je travaille, où nous étudions le cinéma, située à Miramar, il y a l’histoire la plus urgente à mettre en lumière. En face de ses salles de classe se dresse un manoir sur ce qui était jusqu’à récemment un terrain vague. Mais cette histoire est invisible. Comment ce capital a-t-il été accumulé, comment les nouvelles fortunes se font-elles dans notre pays ?
Nous avons besoin d’un cinéma qui ne s’intéresse pas seulement à la pauvreté, mais qui analyse la formation de la richesse. Un cinéma cubain sur les inégalités, dans une société qui devient de plus en plus inégalitaire. Un tel cinéma ne peut se faire, en profondeur, qu’à partir d’une vision idéologique qui s’abreuve de la Révolution cubaine, et qui ne s’intoxique pas contre elle…
L’anticommunisme qui sévit dans notre environnement cinématographique ne le produira pas… Seul un cinéma militant peut remettre en question la destruction du socialisme à Cuba. Nous avons besoin de documentaires qui éclairent notre histoire et ne la laissent pas dans l’obscurité. Des documentaires qui démystifient et non consolident nos mythes. Les mêmes personnes qui parlent de démystifier les héros de la Révolution, se chargent de mythifier dans leurs documentaires l’histoire des artistes supposés réprimés par la Révolution. Il n’était pas parfait, mais pour le juger, nous avons besoin de beaucoup plus d’informations. Alors, est-ce qu’on démystifie, est-ce qu’on mythifie, ou est-ce qu’on mythifie comme ça nous arrange… On en a un peu marre du toujours pareil, toujours pareil, toujours pareil, toujours pareil, toujours pareil. Ce pays a besoin d’un cinéma, de fiction et documentaire, qui le représente. Un cinéma cubain animé par la décence, fait de décence, et pour défendre la décence. C’est ce dont nous avons besoin. Un cinéma éclairé par le soleil du monde moral.