2019 fut une année exceptionnelle pour les films de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Il y a eu près de 2.000 sélections de festivals et plus de 250 prix, dont la prestigieuse Caméra d’Or au Festival de Cannes 2019 pour le film Nuestras Madres de César Díaz et sa nomination aux Oscars 2020 représentant la Belgique dans la catégorie Meilleur film étranger, avec un film en espagnol — un exploit sans précédent !
Par Ronnie Ramirez
Un jury de six professionnels a choisi le premier long métrage de fiction de César Díaz, en soulignant avant-tout « les qualités cinématographiques du premier long-métrage du réalisateur belgo-guatémaltèque mais aussi l’universalité de sa thématique et les enjeux de société qu’il pose avec pudeur et justesse ». C’est bien la première fois qu’un film qui représente la Belgique n’est pas soumis au clivage linguistique néerlandophone / francophone.
L’information semble être passée inaperçu, mais sur les 18 longs métrages soutenus par le Centre du cinéma au printemps 2019, 4 films ont été tournés en Amérique latine : By the name of Tania (Pérou), La Francisca – une jeunesse chilienne (Chili), Tantas Almas (Colombie) et Nuestras madres (Guatemala), soit près d’un quart des films de ce trimestre !
Il s’agit de films réalisés par quatre cinéastes d’origine sud-américaine qui vivent en Belgique et ont été reconnus dans des festivals internationaux. Enfants de l’exil et de la diaspora sud-américaine, ils ont grandi avec deux cultures, ils observent et questionnent leurs pays d’origine avec un regard de cinéaste tout en développant des liens étroits sur place.
Leurs films expriment des préoccupations politiques, existentielles ou identitaires et font vivre les réalités latino-américaines dans nos imaginaire collectifs avec un regard singulier.
Au-delà de leurs exigences de qualité et de rigueur cinématographique, il existe un point commun : tous ces films contiennent une forte dose d’éthique, ce qui se reflète aussi dans leurs stratégies de production.
By the name of Tania — un film de Mary Jiménez & Bénédicte Liénard
Mary et Bénédicte collaborent depuis plus de 10 ans, elles ont une filmographie séparée, et une filmographie commune qui commence dans les zones amazoniennes du Pérou avec le film Sobre Las Brasas (2013) ; puis elles réitèrent la collaboration pour un triptyque cinématographique de l’Amazonie péruvienne, toujours à partir de la réalité et au plus près des personnages qui vivent cette même réalité.
By the name of Tania (2019) est un récit à la première personne, qui utilise des dispositifs fictionnels, mais est considéré comme un documentaire. La protagoniste suit le parcours qui mène les femmes d’Iquitos à Pucallpa, et de la rivière Ucayali aux zones minières de Madre de Dios, jusqu’à ce qu’elles atteignent ce qu’on appelle les “prostibares“, ou la prostitution, et à travers elle, les questions d’identité sont interrogées, le trafic humain est dénoncé et les recherches formelles entre le documentaire et la fiction sont révélées.
Le travail de la documentariste péruvienne Mary Jiménez est plus connu en Europe qu’au Pérou. Ses films ont été largement distribués à Bruxelles, où elle vit depuis plus de 40 ans. Éloignée de son pays d’origine pendant si longtemps, son contact avec le Pérou a été rétabli par le biais du cinéma (et du charbon), initiant depuis un incessant va-et-vient. En 2011, Bénédicte avait proposé à Mary de filmer une forêt au Pérou pour un documentaire (D’arbres et de charbon) sur une forêt en Belgique liée à une société minière et offerte à une famille qui avait perdu des personnes travaillant dans une mine de charbon. Mary raconte ses retrouvailles avec le Pérou : « Nous sommes venus ici et nous avons trouvé une façon de faire du charbon de bois qui n’existe plus en Europe, car on n’en fabrique plus depuis 200 ans. »
Bénédicte, coréalisatrice avec Mary, est une cinéaste belge issue d’une région charbonnière, historiquement minière et à forte tradition populaire. Ce n’est pas innocent dans sa motivation qui l’a poussée à briser les barrières de la légitimité pour filmer dans un pays d’Amérique du Sud. L’histoire commune, est souvent écrite dans les marges des manuels de l’histoire officielle… La composition de l’équipe technique n’est pas non plus innocente, fortement réduite et avec un budget de type documentaire, car avoir beaucoup de moyens ne signifie pas forcément plus de liberté… L’avantage d’un budget documentaire est qu’il permet de gérer une durée et un temps suffisant où le langage du cinéma peut s’emparer du film, comme le fruit d’une expérience de vie. Elles mélangent volontairement fiction et documentaire parce qu’elles considèrent que la fiction est pauvre et que la réalité ne suffit pas. Ce n’est pas une question d’argent, c’est une question de philosophie.
La Francisca, une jeunesse chilienne — un film de Rodrigo Litorriaga
L’exil chilien est approfondi par Rodrigo, un héritage qui le hante et l’exorcise de manière singulière, ce qui en fait un sujet de prédilection pour une cinématographie d’auteur : « Depuis le coup d’État militaire de 1973, j’ai vécu entre l’Europe et l’Amérique du Sud, entre la Belgique, la France et le Chili. Tous mes films abordent le thème de l’identité, de ce qui fonde un homme, son ancrage, son histoire, ses racines », nous raconte Rodrigo.
Rodrigo Litorriaga prolonge son pèlerinage à travers de multiples cosmogonies cinématographiques et en fait la synthèse dans son premier long métrage de fiction en mettant en œuvre des éléments inspirés d’un certain cinéma contemplatif asiatique (Hou Hsiao-hsien, Yíhé Yuán…), mêlés à certains éléments du cinéma indépendant américain (Easy Rider de Dennis Hopper) et du nouveau cinéma mexicain, brut, rugueux, avec une nouvelle esthétique très représentative du continent latino-américain. Cela permet au réalisateur d’atteindre une certaine poésie, nourrie par un contexte social où une certaine décadence institutionnelle est quotidienne.
Pour ce diplômé en économie, il était évident qu’il devait construire un terrain favorable d’indépendance économique qui lui permettrait de produire ses films en toute liberté. Rodrigo dirige une société de production en Belgique et une autre en France ; il a la nationalité belge et bénéficie donc des aides belges, comme tout autre producteur ou réalisateur belge.
L’intrigue de La Francisca, une jeunesse chilienne a pour toile de fond le nord du Chili, son rude et magnifique désert d’Atacama. Le personnage de “Francisca”, une jeune habitante de la ville de Tocopilla, guidée par sa vision juvénile de la vie, est freinée par un environnement hostile, précaire et décadent. Un gouffre symbolique s’ouvre entre une jeunesse dynamique, “indisciplinée” et exigeante face à un environnement institutionnel replié sur lui-même et incapable de s’occuper des jeunes, et encore moins de les comprendre et de les intégrer dans son tissu, ou même dans la construction de perspectives encourageantes.
Fruit d’une observation des mouvements étudiants au Chili en 2011, un tel film n’aurait pas été possible sans le soutien européen. Au Chili néolibéral, un film de fiction avec des acteurs inconnus dans des quartiers marginalisés, avec de la violence domestique et l’évidence de l’échec du modèle économique, n’aurait jamais eu le soutien des autorités culturelles. Cependant, il a reçu le soutien d’innombrables festivals de cinéma chiliens, accumulant les prix du meilleur scénario, du meilleur film, de la meilleure actrice et le prix du public, démontrant peut-être une disparité de critères entre les institutions culturelles et la réalité sociologique du pays.
En fait, seule la municipalité de Tocopilla a contribué à la logistique. La production étant majoritaire belge, avec un soutien français, une grande partie du budget a été consacrée à des postes belges et français, y compris avec des acteurs chiliens mais basés en Belgique qui se sont rendus au Chili pour le tournage. Pourtant, le film “franco-belge”, où les paysages et les problématiques sont chilien, où l’on parle en espagnol, a tout d’une fiction chilienne et est perçu comme tel. Les récents accords de coproduction entre le Chili et la région Wallonie & Bruxelles offrent enfin un cadre pour ce type de collaboration.
Tantas almas — un film de Nicolás Rincón Gille
Des paramilitaires colombiens ont tué les deux fils de José, un pêcheur, puis jeté leurs corps dans la rivière. Accablé par le chagrin, José décide de rechercher leurs cadavres pour les enterrer et, surtout, pour sauver leurs âmes d’une errance sans fin.
Le film de Nicolás Rincón Gille est une coproduction entre la Colombie, le Brésil, la France et la Belgique, où le réalisateur colombo-belge vit depuis plusieurs années. Avec une forte dose de documentaire, tant dans sa méthodologie que dans son contexte (il a été filmé dans une zone de violence paramilitaire), l’auteur utilise des techniques de cinéma participatif avec les habitants de Simití, une municipalité du sud du département de Bolivar.
Sans recourir au sordide, à la violence explicite ou à un esthétisme excessif, en tant que spectateurs, nous nous identifions et accompagnons de manière très simple une victime de la violence paramilitaire à la recherche de ses proches, perdus dans une rivière faussement calme afin de les enterrer et de se reconnaître dans la douleur d’une personne en tant que collectif. Ce film-sépulture est une réflexion intime sur une tragédie, sur la mémoire et la commémoration, nécessairement cathartique, avec une forme sonore et visuelle articulée avec la réalité et conçue en toute liberté.
Le silence des médias internationaux sur les crimes du para-militarisme en Colombie qui sont commis en toute impunité dans les zones rurales où l’on sait peu de choses est une violence systématique qui s’exerce sur toute une société et c’est le moteur qui pousse Nicolás Rincón à prendre la caméra pour qu’une société puisse se regarder et voir au-delà, pour ne pas oublier et ne pas répéter. Il recourt à la fiction pour effectuer des voyages émotionnels, sensoriels, affectifs et pour traiter la tragédie avec une distance éthique que le documentaire ne permet pas dans un conflit armé qui a fait plus de 150.000 victimes et plus de trois millions de personnes déplacées.
Sur le marché international du film, la logique commerciale prévaut toujours, et vendre un projet qui se déroule en Colombie et qui n’est pas axé sur la violence, la mafia ou l’exotisme n’est tout simplement pas vendeur. Par conséquent, le projet a été soutenu uniquement par des fonds publics. Bien qu’il existe un fonds de promotion du cinéma colombien, il n’y a pas (encore) de traité de coproduction avec la Colombie, et ce pays finit par être le canard boiteux dans le budget. Les asymétries de la coproduction avec l’Europe sont difficiles à surmonter, l’argent n’arrive pas là où il est le plus nécessaire et cela affecte le film d’une manière ou d’une autre.
Les partenaires colombiens de Tantas almas avaient déjà collaboré aux précédents documentaires de Rincón. C’est pourquoi la confiance et la fiabilité ont été acquises pour un projet plus ambitieux où la véritable contribution colombienne est inestimable, auquel se sont joints les efforts de la France et de la Belgique. Les maisons de production associées ont laissé au réalisateur une totale autonomie artistique, respectant ses décisions lorsque les distributeurs intervenaient pour couper un quart du film parce qu’ils le jugeaient trop long, ou lorsqu’on lui demandait de recadrer le film en 4/3, format originellement tourné en 2:55 Scope, afin de l’exploiter sur un autre circuit… Cette coproduction a permis non seulement de défendre un projet cinématographique, mais surtout de construire un espace de liberté.
Nuestras madres — un film de Cesar Diaz
Le scénario de Nuestras madres a été écrit en 2012 sous forme de mémoire de fin d’études à l’issue d’un atelier d’écriture de scénario de l’école de cinéma La Fémis à Paris. Cesar Díaz pensait qu’il serait logique de commencer la production de son premier long métrage en France, mais ce ne fut pas le cas. Obtenir un budget en France signifiait que le projet aurait dû être parlé en français. Il arrive même que dans le cadre d’une coproduction avec un autre pays, le nombre de mots prononcés en français soit compté pour qu’un film soit considéré comme digne d’être soutenu.
Après presque trois ans d’errance d’une commission à l’autre, le coup de pouce décisif a finalement été donné par la Fédération Wallonie & Bruxelles en septembre 2015 avec un soutien au développement du projet. Ainsi, la production est devenue majoritairement Belge, à laquelle s’ajoute une coproduction minoritaire en France et au Guatemala.
Cesar Diaz possède la nationalité belge, la production du film est belge et il représente la Belgique dans les festivals internationaux. D’autre part, César est d’origine guatémaltèque, les paysages, les problématiques et les personnages du film sont également guatémaltèques. Cette double identité a créé la confusion au Guatemala car elle ne représentait pas officiellement le Guatemala en tant que pays dans la course aux Oscars. Même en Belgique, où les questions linguistiques habituellement conflictuelles oscillent entre le français et le néerlandais, cette fois l’espagnol et le poqomchi (la langue maya parlée dans la communauté indigène de Pambach) ont clôt le débat. Le langage cinématographique universel triomphe et aussi un langage qui a à voir avec les valeurs, avec le respect des droits de l’homme, avec la quête de justice.
Parce que Nuestras madres est un puissant porte-voix pour les victimes qui luttent pour retrouver leurs proches détenus-disparus. Le film est incarné avec émotion par les femmes, principales victimes de la violence, et par Ernesto, un jeune anthropologue déterminé à tirer de l’oubli les atrocités commises par les militaires pendant la guerre civile qui a eu lieu au Guatemala entre 1960 et 1996, faisant plus de 200.000 morts et 45.000 disparus. Cesar Díaz parvient ainsi à mettre au jour les misères du passé pour les affronter et donner de l’espoir à un peuple qui en a terriblement besoin.
Dans un pays où le niveau d’insécurité est élevé, le tournage de cette coproduction internationale a pu compter sur une protection policière et le réalisateur a bénéficié d’une protection diplomatique. Dans ce cas, la double nationalité est vitale. Chaque cinéaste a sa propre réalité intérieure, son propre passé, et être immigré ne signifie pas qu’il faille effacer son identité personnelle et sa culture. Le vrai débat est peut-être que le Guatemala n’a pas de fonds cinématographique national, toute contribution de ce pays à une coproduction étrangère le place de facto dans une position d’infériorité.
Mais Nuestras madres fait déjà partie de l’histoire du cinéma guatémaltèque. C’est pourquoi Cesar Díaz a profité du moment de reconnaissance internationale du film pour rappeler l’urgence de créer une loi en faveur du cinéma national qui encourage et finance la production cinématographique au Guatemala. Il a également ouvert le débat sur la loi d’amnistie qui tente de faire sortir de prison les responsables des massacres de la guerre. Un film qui prolonge son impact sur le réel.
Stratégies de coproduction
Ces quatre films produits en 2019 n’auraient sans doute pas été possibles sans l’existence d’une politique ouverte sur le multiculturalisme de la part de la Fédération Wallonie & Bruxelles et le fait que le Centre du Film autorise une dérogation linguistique pour les films. Ces quatre expériences cinématographiques contiennent des pratiques et des connaissances d’un cinéma qui se développe dans des conditions de production spécifiques à la Belgique. Ceux d’entre nous qui essaient de vivre de son art savent qu’il est impossible de financer entièrement un film. Il n’y a que des équations, des stratégies de production et de l’entraide. Ainsi, vous reconnaîtrez au générique de Nuestras madres et du By the name of Tania la même directrice de la photographie (Virginie Surdej) ou le même ingénieur du son (Vincent Nouaille) dans Tantas almas et Nuestras madres.
Derrière ces films se cache un mouvement cinématographique qui comprend d’autres cinéastes latino-américains vivant et travaillant depuis la Belgique. Signalons le regretté Carlos Rendón Zipagauta (Biblioburro), Andrés Lubbert (El Color del Camaleón) ), Diego Martinez Vignatti (La tierra roja), Ronnie Ramirez (Les fantômes de Victoria), Giordano Gederlini (Les Miserables), Valentina Maurel (Paul est là), etc. De nombreux cinéastes belges se sont également intéressés aux réalités latino-américaines : Thierry Zeno (Chroniques d’un village Tzotzil), Anne Lévy-Morelle (Le Rêve de Gabriel), Peter Brosens (Altiplano), Thierry Deronne (Histoire du Venezuela), Benjamin Colaux (Reveka), etc.
Ces exemples montrent que l’Amérique du Sud est un terrain fertile pour le cinéma belge et la coproduction européenne. Il s’agit d’un nouveau cinéma qui reprend des sujets qui semblaient être relégués au passé ou qui sont habituellement le domaine de cinéastes d’une autre génération, des thématiques qui sont actualisés avec un regard moderne et qui s’affirment dans une Amérique latine contemporaine. Des déracinés qui renouent avec leur pays d’origine et écrivent une nouvelle page de l’histoire du cinéma.