Publié en 1981, Les cinémas de l’Amérique latine est un ouvrage collectif indispensable qui retrace pays par pays, l’histoire, l’économie, les structures, les auteurs, les oeuvres … établi sous la direction de Guy Hennebelle et Alfonso Gumucio-Dagron.
Par Manuel Scorza
Préface de Manuel Scorza.
Le premier film de l’histoire est projeté à Paris en 1895. La première séance de cinéma a lieu en Amérique Latine l’année suivante. Les dates sont importantes : entre 1896 et 1981, où paraît cette Histoire (Les Cinémas de l’Amérique Latine – ouvrage collectif), presque un siècle. Un siècle encore où le continent a vécu sous la domination coloniale.
La condition coloniale est le trait fondamental de l’Amérique Latine depuis la « Découverte » : colonie espagnole de 1492 à 1824, date de la capitulation du dernier Vice-Roi en Amérique ; colonie anglaise de fait, sinon de droit, de 1824 à la fin du XXème siècle ; depuis le début du XXème siècle jusqu’à aujourd’hui ensemble de républiques indépendantes en apparence, en réalité soumises comme des protectorats ou des colonies à l’emprise nord-américaine, et trop souvent occupées militairement.
Les grands moments de l’art universel ne sont jamais situés lors de périodes coloniales. Le Panthéon sous la domination turque est aussi inimaginable que Machu-Pichu sous les Espagnols ou le Taj-Majl au temps de l’hégémonie anglaise. Le conquérant n’occupe pas seulement un territoire : il occupe son histoire, sa pensée, son imaginaire. Il impose une loi, une idéologie, une technique, un modèle esthétique qui sont les siens propres. Dans les pays tropicaux il ne neige pas, et cependant plusieurs d’entre eux célèbrent Noël autour de petits arbres couverts d’une mythologie neige de coton.
Toute œuvre d’art originale, dans une société dominée, est une entreprise titanesque. Car sa création, son imagination, sa fantaisie, ses arrière-plans historiques sont médiatisés, réprimés, étouffés par l’idéologie du dominateur. Au XVIème siècle, c’était par le moyen d’obstacles juridiques. Aujourd’hui les interdits sont moins évidents, plus subtils. Ainsi tout Latino-Américain a le droit de ne pas le diffuser.
Durant la colonisation espagnole, l’œuvre d’art d’imagination était interdite de manière officielle. Le pouvoir royal s’opposait fermement à la circulation, dans toutes ses colonies, de romans ou autres livres de fiction. Il fallut attendre l’indépendance mexicaine pour que paraisse « Periquillo Sarniento », le premier roman du continent.
Comment donc expliquer l’apparition d’une littérature latino-américaine universelle dans un continent encore colonisé ? Par un hasard historique. La guerre de libération du langage n’a pas été livrée contre l’occupant contemporain (étasunien), mais contre l’occupant expulsé : l’impérialisme linguistique. L’Espagne, déjà, ne disposait plus du pouvoir pour imposer son modèle. Et lorsque, à la suite de la guerre civile qu’elle a connue, puis de la Deuxième Guerre Mondiale, Madrid ne fut plus en mesure de maintenir sa présence, profitant de cette vacuité du pouvoir l’imaginaire constitua ce que j’appelle le premier territoire libre d’Amérique.
La première histoire générale du cinéma latino-américain en français
La littérature : Premier Territoire Libre d’Amérique.
Ni l’imagination, ni la puissance de rêve ou d’invention des cinéastes d’Amérique Latine ne sont moindres que ceux des romanciers ou des poètes. Le cinéma latino-américain l’a déjà démontré dans des films mémorables. Mais à l’inverse de la littérature, qui à la limite exige une simple feuille de papier, le cinéma est un art dont l’existence repose sur une condition sine qua non : l’intervention d’une structure industrielle. En l’occurrence, une industrie, une technologie, un réseau de distribution, qui doivent entrer en compétition avec ceux des pays développés, et particulièrement des États-Unis. David contre Goliath.
Les milliers de films qui ont été tournés jusqu’à aujourd’hui en Amérique Latine le furent dans une époque historique précise : le siècle de l’hégémonie américaine. Glauber Rocha, un de nos cinéastes les plus lucides, a écrit : « Dans ce monde dominé par la technique personne n’échappe à l’influence du cinéma, pas même ceux qui n’ont jamais vu un film. Les cultures nationales n’ont pas pu résister à un certain modèle de vie, à une certaine morale, surtout pas à l’impulsion fantastique que le cinéma donne à l’imagination. Mais on ne peut évoquer le cinéma sans parler du cinéma américain. L’influence du cinéma est d’abord celle du cinéma américain comme forme d’agression et d’expansion de la culture américaine dans le monde. Le public nord-américain lui-même, soumis à cette influence, est arrivé à un tel conditionnement qu’il exige un cinéma à son image… Notre public s’est créé une image de la vie à travers le cinéma américain, ce qui explique qu’un Brésilien, lorsqu’il songe à réaliser un film, se propose de le faire à l’américaine. Et précisément parce qu’il est brésilien, et non-pas nord-américain, il déçoit alors le spectateur qui n’accepte pas cette image du Brésil non conforme au modèle technique des films de Hollywood et à sa morale ».
Là où Glauber Rocha dit Brésil, on peut dire tout simplement : Amérique Latine.
Fernando Solanas écrit quant à lui : « Pour le néo-colonialisme les mass-médias sont plus efficaces que le napalm. Le réel, le vrai, le rationnel sont, tout comme le peuple, en marge de la Loi. La violence, le crime, la destruction deviennent la Paix, l’Ordre, la Norme. La vérité équivaut alors à une subversion. Toute forme d’expression ou de communication qui tente de montrer la réalité nationale est subversive ».
Et en tant que subversive elle tombe sous le veto des superstructures culturelles de l’Empire. Le cinéma est ainsi confronté au défi initial de la littérature latino-américaine : pour être authentique il a besoin de décrire la réalité. Mais s’il est authentique, il est subversif. Et s’il est subversif il est inacceptable. Pour les bourgeoisies latino-américaines qui contrôlent les mass-médias, c’est un cinéma invisible. Maintenant.
Parce qu’elle est véridique, la description qu’il propose ne flatte pas la vision narcissique de publics aliénés par le goût et les modèles américains : ce public qui habite les pages de « Boquitas Pintadas » où se mêlent avec bonheur deux éléments trop absents du cinéma latino-américain, la satire et l’humour. Nous ne faisons pas que pleurer, souvent nous rions, et avec quels immenses éclats de rire. Dans notre vie l’humour est toujours présent. A l’époque des grandes luttes paysannes que j’ai racontées dans mes livres, à l’un des moments les plus durs de la répression, alors que l’on conduisait quelques-uns d’entre nous, opposants au régime en place, vers casernes des Forces Armées, à travers des plateaux désolés de Cerro de Pasco, nous avons remarqué que deux des camions qui nous suivaient, également chargés de prisonniers, étaient deux « antiquités », réquisitionnés pour la circonstances par les militaires. Ces Ford antédiluviens se nommaient « Moi aussi j’ai été un dernier modèle » et le plus déglingué « C’est la vie ! » : les écriteaux qui en faisaient foi nous rendirent l’humour, dimension qui manque à ce cinéma latino-américain souvent trop amer.
Mais n’exagérons pas les difficultés du cinéma latino-américain, elles sont celles du cinéma du Tiers-Monde et même de certains pays européens. Sur le plan technique, Guerre et Paix de Bondartchouk n’est-il pas un film hollywoodien ? En matière de distribution, Gaumont, en en France, est-il parvenu à ouvrir une brèche dans le marché mondial ? Difficultés qui se réduisent à un défi : libérer l’imaginaire, premier pas dans l’affirmation de toute identité nationale. Entre-temps, formulant une description véridique du continent et de ses émotions, les films qui, toute imitation écartée, atteignent au niveau artistique (et par bonheur ils sont nombreux), seront autant de chapitres nécessaires de notre histoire future.
A la richesse de ces matériaux, ce livre ajoute un mérite : c’est la première histoire générale du cinéma latino-américain. A l’exception de ceux de Belize et de Grenade, on trouvera ici tous nos cinémas nationaux, analysés par des critiques de talent et de prestige. Cette entreprise nécessaire a pu être menée à bien grâce à l’effort et à l’intelligence de Guy Hennebelle et d’Alfonso Gumucio-Dragon. L’œuvre exigeait de la patience et de l’audace. Grâces soient rendues à ses courageux auteurs.