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FRANÇAIS

Rencontre avec les fondateurs du festival KINOLATINO, les réalisateurs César Díaz, Rodrigo Litorriaga et Ronnie Ramirez.

Propos recueillis par Rafael Abril

Pouvez-vous m’expliquer d’où vient le nom du festival ?

César Díaz : Notre festival possède une approche territoriale, c’est l’expérience cinématographique sur un lieu qui nous intéresse. Cela veut-dire que si un Burkinabé, un Bolivien ou si un Danois décide de filmer dans un pays du continent latino-américain, cela nous intéresse. Qu’il soit autochtone ou allochtone. Par exemple, lorsque le réalisateur thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, Palme d’Or à Cannes en 2010, tourne son film Memoria en Colombie, ce n’est pas innocent puisqu’il n’avait encore jamais tourné en dehors de la Thaïlande. Quand Sergueï Eisenstein part filmer au Mexique ou Mikhaïl Kalatozov part filmer à Cuba, ce n’est jamais innocent. Partir ailleurs, et nous sommes bien placés pour en parler, cela exige des ressources internes très puissantes. Dans ses entretiens, Apichatpong explique son besoin de partir à la rencontre d’une autre culture pour faire une pause du pays, le besoin de se sentir étranger, filmer loin de son environnement habituel dans lequel il travaille, loin de la censure, à savoir une dictature militaire en place depuis un coup d’État en 2014. C’est comme-ci le cinéaste avait voulu mettre en évidence sa démarche d’altérité. D’ailleurs, au départ il était parti sous la fascination de l’Amazonie. Mais une fois sur place, ce sont les gens qui habitent le lieu, leurs souvenirs qui l’ont attiré.

Ce n’est pas loin de la démarche qui a amené Bénédicte Lienard et Mary Jimenez a faire une trilogie cinématographique sur l’Amazonie péruvienne. Bien que c’est un regard « étranger » où « extérieur », le territoire est un prétexte pour filmer les gens, pour expérimenter l’altérité, mais aussi où le cinéaste transpose sa réalité intérieure.

Ronnie Ramirez : Une autre motivation qui a attiré historiquement les cinéastes sur le continent latino-américain c’est leur démarche politique comme un acte de solidarité, comme un acte militant internationaliste ou tiers-mondiste. Je pense à Joris Ivens, avec Le Train de la Victoire, où il suit en 1964 la campagne électorale du jeune sénateur Salvador Allende. Un film prémonitoire puisque Allende gagna aux élections suivantes en 1970, ce qui permit à Ivens d’envoyer un télégramme à Salvador Allende fraîchement élu en lui disant que le train de la victoire était enfin arrivé. À la même époque, Agnès Varda partait à Cuba avec Jacques Ledoux et réalisa le film Salut les Cubains, un documentaire de vingt minutes où elle raconte la révolution par ses photographies filmées à l’aide d’un banc-titre. Je pourrais en citer d’autres comme Costa Gavras, Oliver Stone ou Robert Kramer… Mais, au-delà des tournages de films, des cinéastes comme Chris Marker ou même Pedro Almodovar ont œuvré dans le domaine de la production et distribution cinématographique entre l’Amérique latine et l’Europe. Par exemple, il faut savoir que l’aide de Chris Marker fut fondamentale pour la production du film épique La bataille du Chili du cinéaste chilien Patricio Guzman. C’est grâce à la société de production SLON dirigée par Chris Marker et ses partenaires que fut monté ce documentaire, devenu un symbole de la cinématographie de l’exil chilien, mobilisant internationalement la solidarité envers les démocrates poursuivis par la dictature militaire. Expérience qu’il prolongea d’ailleurs avec Miguel Littin, un autre cinéaste chilien en produisant le film Compañero Presidente où l’on peut apprécier la présence de Régis Debray interviewant Salvador Allende. Il est important pour nous de souligner que quelques jours avant le coup d’état militaire mené par le Général Augusto Pinochet le 11 septembre 1973, c’est le journaliste belge Josy Dubié qui réalisa le dernier entretien avec Salvador Allende, et avec à la caméra rien de moins que Roger Beeckmans.

Il est intéressant de se souvenir sur ces liens historiques avec l’Europe, qui ont attiré non seulement des cinéastes, mais également d’autres artistes, comme Conrad Detrez, un écrivain belge qui s’engagea dans la guérilla brésilienne des années soixante.

Rodrigo Litorriaga : Pour en revenir au nom du festival, sachez qu’historiquement il n’a jamais été facile de nommer ce continent car c’est un territoire métissé. Il faut définir ce lieu par sa diversité et ses mélanges, et non par la prédominance de l’un de ses éléments. Il y a autant de mélange d’éléments ethniques et culturels, ibériques et indigènes, mais aussi la convergence multiple d’éléments africains, d’autres nations européennes et l’incorporation croissante de traditions du reste du monde. C’est plus une conjonction historique et culturelle qu’une homogénéité géographique. Pour le dire autrement, c’est le destin commun de ses habitants qui doit être pensé et embrassé comme un tout, tout comme lorsqu’on pense au continent européen, parce que l’histoire partagée finit par influencer la géographie.

Nos prédécesseurs ont souvent eu tendance à résoudre ce problème en qualifiant le continent d’hispanique par les Espagnols, d’ibérique par les Portugais, de latine par les Français, et dans cette recherche infructueuse, on peut voir au moins symboliquement la complexité de sa composition et l’ampleur de ses difficultés. Par exemple, le festival Peliculatina, organisée à Bruxelles par La Maison de l’Amérique Latine, s’intitulait festival de cinéma latino-américain et ibérique de fiction. Ce festival dont la dernière édition fut en novembre 2021 a disparu depuis, à cause de la mise en faillite de La maison de l’Amérique Latine. J’y ai pu présenter mon dernier film La Francisca, une jeunesse chilienne, lors d’une séance organisée au Bozar avec une salle comble, cela confirme l’intérêt d’un public abondant pour ce cinéma. Face au vide laissé par la disparition de cette institution, il nous a semblé important d’agir en créant un nouveau festival dédié au cinéma d’Amérique Latine.

Rodrigo Litorriaga (à droite) lors de la présentation de son film La Francisca en novembre 2021

Quel est le point de départ de KINOLATINO ?

Rodrigo : C’est Ronnie qui nous a fait remarquer qu’en 2019 quatre films sur 18 longs métrages majoritaires FWB ont été tournés en Amérique Latine. Il s’agit de mon film La Francisca, une jeunesse chilienne, Nuestras madres de César Díaz, Tantas Almas de Nicolás Rincón et Sous le nom de Tania de Bénédicte Lienard et Mary Jimenez. Le projet du festival est né lors d’un repas qu’il a organisé chez lui où il avait aussi invité Giordano Gederlini, scénariste de Les Misérables aux origines chiliennes et Pablo Andrés, l’humoriste et comédien connu sous le nom de l’agent Verhaegen, qui as des origines mexicaines. Dans nos échanges on faisait les mêmes constats sur l’absence injuste de l’Amérique Latine dans le panorama culturel belge, une fenêtre culturelle qui soit à la hauteur de la qualité des œuvres pressenties. Lors de ce repas, c’est l’envie de construire un projet commun qui s’est imposé tout naturellement, une envie de partager notre identité culturelle, une envie de mettre à profit nos contacts professionnels car ce qui est particulier chez nous, c’est que nous avons tous des expériences cinématographiques en Amérique Latine et qu’on entretien par conséquent des relations privilégiées avec toute une série d’acteurs de terrain sur place. Nous savons ce qui est en préparation, quels sont les films qui se tournent et ceux qui vont bientôt sortir. Nous connaissons aussi les films qui obtiennent du succès auprès des festivals en Europe, ceux qui ont un distributeur et ceux qui n’en ont pas et qu’on doit aller chercher.

Ronnie : Beaucoup de nos collègues venant de l’Amérique Latine passent par Bruxelles lorsqu’ils viennent en Europe et souvent, nous les accueillons, leur facilitons des services, les mettons en contact avec d’autres instances, collaborons sur leurs projets, etc. Nous agissons souvent comme des facilitateurs, comme des ambassadeurs informels, sans le vouloir nous sommes des ponts entre les deux continents. Par exemple, il est intéressant et très drôle de savoir comment j’ai rencontré Giordano Gederlini. Comme tout le monde qui va se domicilier à la commune, il fait enregistrer ses données administratives et au guichet on lui demande sa profession. Il dit qu’il travaille dans le cinéma. La dame qui enregistrait ses données lui demande alors s’il connaît Ronnie Ramirez. Giordano la regarde avec étonnement, il n’a jamais entendu parler de moi et se retrouve aussitôt avec mon numéro de téléphone. En fait, il s’agissait d’une amie colombienne qui ayant remarqué qu’il était d’origine chilienne et qu’il bossait dans le cinéma s’est dit qu’elle devait nous mettre en contact. C’était tout simplement un réflexe d’entraide communautaire. Ce jour-là, j’ai décroché le téléphone et quelques heures plus tard, on s’est retrouvé à boire des coups et des années plus tard à partager une belle amitié. A l’occasion du tournage de son film Entre la vie et la mort, avec Giordano on se promenait dans les rues de Bruxelles accompagnés d’Antonio de la Torre, son comédien principal et par ailleurs véritable vedette en Espagne et en Amérique du Sud, il nous faisait remarquer que cela lui faisait bizarre de marcher dans les rues de la capitale d’Europe sans être reconnu par les passants. Ce que je veux dire, c’est qu’à Bruxelles, malgré la richesse de l’offre culturelle existante et un véritable intérêt, il existe une méconnaissance de nos références contemporaines alors qu’en Amérique Latine, tout le monde connaît Salvatore Adamo ou Technotronic. Un travail de fond doit être effectué pour faire exister l’Amérique Latine dans un imaginaire collectif. Un public, cela se construit, cela se mélange et cela se nourrit.

Cesar : Ceci-dit, il y avait déjà pas mal de passerelles entre nous depuis longtemps, car en Belgique il est normal qu’on se connaisse tous plus ou moins dans le cinéma, nous avons souvent travaillé avec les mêmes personnes. Par exemple, Vincent Nouaille, l’ingénieur du son sur mon film Nuestras madres est le même que sur les films de Nicolas Rincón ou bien Virginie Surdej, c’est la chef-opératrice de mon film et de ceux réalisés par Mary Jiménez et Bénédicte Liénard au Pérou. Aussi, l’expérience de tournage au Guatemala m’a rendu conscient au-delà du besoin d’une protection diplomatique, du besoin d’un vrai cadre de coproduction entre la FWB et le Guatemala qui aurait facilité bien des choses. Nicolas Rincón pourrait dire la même chose par rapport à la Colombie. Si bien la caméra d’or de Nuestras madres a couronné les efforts artistiques et de production en Belgique, l’impact au Guatemala a été important aussi. Il a permis de créer une loi pour aider le cinéma national. Mais L’important pour KINOLATINO c’est qu’au préalable, une prédisposition à répondre à une nécessité existait. Nous fréquentons tous des festivals de référence et je dirais même dernièrement de manière frénétique, mais aucun de nous n’est vraiment organisateur de festival. Depuis que l’idée de KINOLATINO est née, nous avons mis à profit de ce projet nos expériences festivalières, nos carnets d’adresses et nos idées. Nous avons créé une structure et sommes bien décidés à mener à bon port ce projet. Il est clair que nous visons pour Bruxelles un festival très ambitieux, à caractère international, et le potentiel existe, il suffit pour cela d’observer le festival de cinéma de Biarritz en France ou celui de Toulouse, qui ne sont pas des capitales internationales, mais qui organisent des festivals de cinéma latino-américain avec plus de 150 films et mobilisent la ville entière. Nous allons commencer de manière modeste, acquérir de l’expérience et grandir, car si on surgit c’est bien pour rester durablement.

De gauche à droite : Cesar Diaz, Giordano Gederlini, Pablo Andrés, Ronnie Ramirez, Rodrigo Litorriaga et Nicolas Rincon

De gauche à droite : Cesar Diaz, Giordano Gederlini, Pablo Andrés, Ronnie Ramirez, Rodrigo Litorriaga et Nicolas Rincon

Comment comptez-vous y prendre pour arriver à vos fins ?

Ronnie : Nous avons une politique de partenariat suffisamment large pour soulager les différents postes qu’implique cette grande mobilisation, nous faisons bien-sûr appel aux soutien financier tant du public que du privé, nous faisons également appel au monde associatif et au bénévolat. Il est important de signaler que ce festival créé des attentes notamment auprès de la diaspora latino-américaine qui chaque année se mobilisera en masse pour retrouver ses paysages, participer aux discussions sur les problématiques qui les préoccupent et qui désirent montrer à leurs proches d’où ils viennent.

Le festival dépasse bien-sûr les aspirations culturelles ou communautaires, nous souhaitons aussi que certains contenus politiques véhiculés par les films puissent atteindre des instances concernées, cela peut aller du parlement européen jusqu’aux ong’s. Il s’agit d’agiter l’intérêt et la solidarité envers les combats et les résistances menées par les peuples en Amérique Latine. Sans oublier la fiesta et autres évènements qui permettent au festival de jouer son rôle de cohésion sociale qui n’a de sens que si les gens se rencontrent, discutent et célèbrent le cinéma.

Rodrigo : En fait, plusieurs publics sont concernés, la diaspora tout d’abord, avec ses différentes dynamiques et organisations qui la composent. Mais aussi un public cinéphilique et professionnel. La programmation compte autant de documentaires que des fictions, des films d’auteur pointus et fragiles, mais aussi des films plus commerciaux. Les cinéphiles et les publics universitaires pourront approfondir leurs connaissances en participant aux débats, en lisant la revue que nous comptons publier pour l’occasion et bien-sûr les cosmogonies. Ce dernier concept est assez original puisqu’il s’agit de choisir un film et de le mettre en lien avec des références multidisciplinaires qu’il cache dans ses coulisses. C’est une manière comme une autre de montrer un processus de fabrication d’un film à travers une filiation de films ou d’autres références. Le public professionnel quant à lui pourra découvrir des réalisateurs ou des réalisatrices dans les débats à la suite des projections, au KINOLATINO-LAB où se tiennent des rencontres autour de projets en cours et au forum où d’autres professionnels partagent leurs expériences dans le cadre de coproductions.

Quelles sont les perspectives du festival ?

César : Notre priorité est d’installer le festival KINOLATINO dans les mœurs de la vie culturelle en Belgique. Une fois les deux premières éditions confirmées, il va falloir stabiliser notre modèle de financement, consolider l’équipe et la structure afin de développer des nouveaux projets et créer des nouveaux groupes de travail. Par exemple, le festival permet de développer une dimension pédagogique, des formations, des séminaires ou des ciné-clubs, des activités durant l’année pour dynamiser et toucher de nouveaux publics. Nous pensons aussi que notre plateforme internet sera une belle vitrine du cinéma latino en français. Dans le même sens, nous avons hérité la bibliothèque de La Maison de l’Amérique Latine avec environs 5.000 titres de littérature latino-américaine. Nous pensons qu’un centre de documentation spécialisé sur le continent pourrait voir le jour, mais pour cela nous devons avoir un lieu, donc nous sommes à la recherche de soutien structurel.

Par ailleurs, nous avons déjà commencé à créer les conditions pour accueillir des projets en cours de post-production venant de l’Amérique Latine, leur donnant ainsi un coup de main pour la finition et bien évidemment une vie festivalière. Pour ce faire, on aimerait créer un fond d’aide à la post-production destiné à des projets fragiles et précaires issus de nos collaborations avec le sud.

Il y a aussi la possibilité de développer le réseau de distribution pour des films que nous accueillons et qui n’ont pas encore de distributeurs. Les idées ne manquent pas, parfois elles dépassent le simple cadre cinématographique, c’est pour cela que nous devons maintenir le cap sur notre première tâche : mettre en place KINOLATINO.

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