Edit Content

FRANÇAIS

Entretien publié dans les Cahiers du cinéma N°249, février-mars 1974

Helvio Soto : Quand on parle de l’Unité Populaire, il faut toujours poser la question : « Qu’a fait l’État ? ». Or, l’État a fait très peu de choses. C’est cela que j’essaie d’expliquer ici en France. Mais on prend souvent ça pour une critique violente dirigée contre l’Unité Populaire. Or, il faut bien voir que la lutte des classes s’est déroulée au Chili d’une façon très directe, sans l’intermédiaire de l’État. De même en ce qui concerne la lutte idéologique au sein de l’Unité Populaire, soit entre le Parti Socialiste et le Parti Communiste, soit entre le P.C. et l’extrême-gauche. Allende a eu d’énormes problèmes à surmonter, pas seulement vis-à-vis de l’ennemi, mais aussi à l’intérieur de la gauche. Cette situation s’est retrouvée dans le domaine du cinéma ; là aussi, tout a dépendu du rapport de forces à tel ou tel moment entre les différents partis « rouges ». A un moment, c’est le Parti Socialiste qui contrôle Chile-Films, maison de production appartenant à l’État ; c’est donc le Parti Socialiste qui contrôle le cinéma. Mais il ne s’agit pas d’un pouvoir définitif. C’est-à-dire que ce n’est pas l’État qui définit une politique générale pour les communications, le cinéma, la télévision, etc. Cela ne s’est jamais passé ainsi pendant l’Unité Populaire. Deux ou trois mois après, c’était le Parti Communiste qui prenait le contrôle du cinéma et qui, à partir de ce moment, accordait des facilités à tel ou tel de ses militants…

Cahiers. A la faveur de quoi se produisait ce changement d’influence, d’hégémonie sur un appareil comme Chile-Films ?

Helvio Soto : La conséquence de cette situation, c’est que personne n’a rien fait parce qu’il n’y eut jamais le temps nécessaire pour mettre en chantier un projet définitif, même un projet de long métrage. Si vous examinez l’histoire de Chile-Films, vous ne trouverez aucun long métrage de l’Unité Populaire ! Vous allez dire : « Comment est-ce possible que Chile-Films, en trois ans d’Unité Populaire, n’ait pas réussi à produire un seul long métrage ? » C’est qu’on a passé ces trois années à discuter de projets qui changeaient selon l’évolution du rapport de force à l’intérieur de Chili-Films. Tantôt on se centrait sur tel projet, puis sur tel autre et finalement, c’est logique, on n’a rien fait. Je ne peux donc que répéter ce que j’avais déjà dit à Marcorelles et qui avait agacé pas mal de gens : ce sont des cinéastes indépendants qui ont fait leurs longs métrages à eux, un peu à côté de l’Unité Populaire, sans direction politique, comme des francs-tireurs. Ils se disaient : « Je suis de gauche et je vais faire quelque chose dans ce sens. » C’est ce qu’ont fait Aldo Francia et Miguel Littin. Francia, lui, est chrétien, il s’est dit : « Je vais aider l’Union Populaire en faisant un film pour un public que je connais bien, le public catholique du Chili, et en disant à ce public qu’il faut se rallier à l’Unité Populaire. » Si vous demandez à Francia qui lui a demandé de faire ce film-là, quelle directive politique il a suivie, il vous dira : « Personne. »

C’est la même chose pour Littin quand il a fait La Terre promise qui a remporté le Prix Sadoul. Il s’est dit : « Je connais bien le monde des paysans et je vais faire un film sur les premiers syndicats paysans au Chili, en mêlant des images du présent avec des images du passé, des années 30, de la première révolution socialiste du Chili, révolution qui dura trente jours. » Mais si vous demandez à Littin pourquoi il a fait cela, quel rapport il y a entre son film et la direction politique de l’Unité Populaire, il vous dira : « Aucun. » Tous ces films ont été faits par des indépendants, sauf Patrice Guzman qui a fait La Première Année (première partie de La bataille du Chili), le seul d’entre nous à avoir travaillé à Chile-Films, avec la volonté d’être, en tant que cinéaste, utile aux différents partis de gauche, ce qui impliquait de sa part pas mal de souplesse tactique. Il a pris une caméra et il a fait La Première Année. C’est presque un reportage, un documentaire. Et s’il est vrai qu’il y a eu pas mal de documentaires tournés pendant l’Unité Populaire, il n’y a eu, je le répète, aucun long métrage en dehors de ces films isolés.

Il en va de même pour la télévision. C’est un domaine que je connais bien parce que j’y ai travaillé deux ans et demi avec Olivares, le patron de la télé, qui est un ami à moi et qui, lui, y a travaillé trois ans. On n’arrêtait pas de dire : il faut une politique claire pour la télévision, autrement on ne pourra pas travailler. J’ai quitté le Chili en mars 1973 sans avoir jamais eu sous les yeux un seul papier, même rédigé en chinois, où j’aurais pu lire : Vous, fonctionnaires de l’État qui êtes chargés de la télévision, vous devez suivre telle ou telle politique, a ne s’est jamais produit et je pense que mon ami Olivares a attendu en vain ce papier jusqu’à la fin. De notre côté, nous avons essayé de savoir ce que les militants souhaitaient voir à la télévision. Mais quand on demandait à un camarade de l’extrême-gauche : « Qu’est-ce que tu penses de la télévision ? » on en arrivait tout de suite à la conclusion que la télévision chilienne devait être ce qu’aurait été la télévision en Russie en 1923, c’est-à-dire une barricade.

Moi, j’étais assez d ’accord avec cette idée, mais malheureusement ce n’était pas celle du grand patron qui s’appelait Salvador Allende. Je disais à ces camarades d’extrême-gauche : « D’accord, mais je suis fonctionnaire de l’État, la télévision ne m’appartient pas, et à vous non plus. » Quand on posait la même question aux militants du Parti Socialiste, en tenant compte de toute la gamme des tendances à l’intérieur du Parti, chacun répondait quelque chose de différent. Je peux vous dire que ce qui s’est passé pour la télévision, c’est encore plus grave que pour le cinéma. Si on me reproche, à moi personnellement, de ne pas avoir lutté davantage, j ’accepte la critique, mais il ne faut pas oublier qu’il était très difficile de faire quoi que ce soit à la télévision sans menacer l’équilibre très fragile de l’Unité Populaire.

Cahiers. Et au niveau de la programmation en général, qu’est-ce qui était diffusé ?

Helvio Soto : Il y a eu beaucoup de discussions là-dessus. Un camarade qui connaissait Chris Marker disait : « Il faut mettre au point une programmation basée un peu sur des expériences comme celle de Chris Marker, de Joris Ivens et d’autres documentaristes. » Moi, je disais : « D’accord, mais ici, au Chili, c’est différent, nous n’avons pas le même public que Chris Marker. » Alors on a pris une autre direction et on a fait une expérience que je peux vous raconter. Il y avait un groupe de jeunes camarades qui ont proposé de faire une émission sur l’avortement parce que l’avortement, au Chili, c’est un problème très grave, plus grave encore qu’en France. Ils ont dit : « On va faire un film éducatif pour les femmes du peuple en leur parlant de l’avortement, mais à l’intérieur d’un feuilleton traditionnel. » J’ai dit : « D’accord, faisons l’expérience. » Des camarades sont donc allés dans les bidonvilles pour faire une enquête. Au bout d’un mois ils sont revenus et ont commencé à écrire un scénario. Et puis on a fait cette émission. Les camarades avaient pris le parti de présenter un problème d’avortement dans le cadre d’une chronique policière.

Après l’émission, j’ai demandé qu’on fasse une enquête sur les réactions des spectateurs. On a demandé au public populaire, celui qui était visé par l’émission, qu’est-ce qu’il pensait du film. Eh bien ! même si l’enquête n’était pas très scientifique, je peux vous dire que personne n’avait rien compris à cette histoire d’avortement et tout le monde avait cherché l’assassin comme dans n’importe quel film de ce genre. Ce fut donc un échec. A mon avis, nous ne pouvions pas aller très loin dans la voie d’une télévision didactique, à la fois par manque de moyens en tant que techniciens et aussi par manque de réflexion sur le langage du cinéma. J’ai toujours pensé que notre équipe, moi y compris, étions trop jeunes. Pas jeunes au sens de l’âge, mais au sens du manque d’expérience. On a fait beaucoup d’expériences du genre de celle que je viens de vous raconter et elles furent toutes des échecs. A chaque fois, le public comprenait autre chose que ce que nous voulions. Je crois que nous avons une façon de parler, de présenter les choses globalement, d’en faire la critique, que notre public, le public populaire auquel nous voulons dire quelque chose, ne comprend pas parce qu’il a une autre façon de parler, de voir les choses.

Helvio Soto

C’est pour cela que je dis toujours que j ’ai un grand respect pour la classe ouvrière, justement parce qu’elle a une façon de parler, de voir les phénomènes de la vie, très différente de ma façon à moi qui suis un bourgeois. Aussi j’ai le sentiment, chaque fois que je parle de l’ouvrier, que je l’idéalise. Et c’est pourquoi j’ai décidé de ne parler que des gens que je connais bien, c’est-à-dire des bourgeois. Mais Votre Chili, qui est la majorité du Chili (parce que nous, nous sommes la minorité), je crois qu’il pense, qu’il parle, qu’il croit, qu’il attend autre chose de nous. De cela, je suis convaincu. Et c’est pour cela que le problème des communications dans un pays d’Amérique latine est un problème compliqué. Nous ne sommes pas une société bien informée comme la société française. Notre système d ’information est très faible et le rapport entre nous et le public est une question encore mal posée.
C’est ainsi qu’on a fait un type de télévision décevant. Par exemple, dans la chaîne d’État pour laquelle je travaillais, j’étais responsable de la programmation, et dans cette programmation il y avait des films américains. C’est vrai qu’on a tout fait pour essayer de choisir ces films, de diriger le public sur tel film plutôt que sur tel autre. Mais on ne peut pas dire que notre télévision ressemblait à la télévision d’un pays qui essaie de bâtir le socialisme. Il y avait quelques aspects encourageants, mais très dispersés. Et je me sens un peu responsable de tout cela…

Cahiers. Mais avant la victoire d’Allende aux élections, n’y avait-il pas eu des réflexions sur le type de télévision à faire ? Le genre de considérations que l’on trouve même dans le Programme Commun de la gauche en France aujourd’hui ?

Helvio Soto : M. Allende avait, c’est sûr, des dossiers tout prêts concernant la politique, l’économie, etc. Mais sur le plan de la culture, de l’information, rien. Il n’y eut jamais de plan d’ensemble et il fallut improviser. Alors qu’il y avait, je le répète, des hommes et des endroits (comme Olivares et moi à la télé) qui étaient prêts à accepter n’importe quel plan, à suivre sans discussion n’importe quelle directive.

Cahiers. Mais pendant ce temps, dans le cinéma et à la télévision, que faisait la droite ? Elle avait ses chaînes à elle pendant l’Unité Populaire, où l’impérialisme était omniprésent…

Helvio Soto : Dans le domaine du cinéma, l’action de la droite a été très faible. La raison en est assez simple : c’est que le cinéma chilien, avant même l’arrivée d’Allende au pouvoir, était un cinéma de gauche. La droite n’a jamais beaucoup compté de ce côté-là. Mais il est évident qu’à la télévision les choses se sont passées très différemment. Au Chili, il y avait quatre chaînes. L’une d’entre elles est la chaîne de l’État, celle où je travaillais, la seule qui possède un réseau national, qui puisse diffuser une émission en direct dans tout le pays. Mais à Santiago, il y avait en plus la chaîne de l’Université Catholique qui s’est vite rangée aux côtés de la droite et même, quand j ’ai quitté le Chili, du fascisme tout court. Son patron était un prêtre, un véritable personnage de film, très populaire au Chili, un bon exemple de comment on peut devenir fasciste presque sans s’en rendre compte. Savoir comment cela était possible alors que le recteur de l’Université, lui, n’était pas fasciste, c’est un bon exemple de l’enchevêtrement des contradictions au Chili pendant l’Unité Populaire ! Ensuite, il y avait la chaîne de l’Université du Chili qui est devenue… une barricade. Les émissions y étaient réalisées au prix d’énormes sacrifices. Aujourd’hui ce n’est plus un secret pour personne et je peux bien le dire : nos camarades de gauche qui faisaient cette chaîne avaient leurs studios tout près des nôtres. Ils nous disaient : « Est-ce que tu peux nous prêter de la pellicule, une caméra ? Est-ce que tu as une voiture libre ? » Nous les aidions le plus que nous pouvions en leur recommandant de ne pas dire d’où venait la pellicule, la caméra, la voiture, etc.

Pour éviter qu’on dise : « Vous voyez, la chaîne d’État qui appartient à tous les Chiliens aide les extrémistes. » Leur résistance fut farouche et dura jusqu’à deux jours avant le coup d’État. Mais d’après des sondages, je peux dire qu’ils n’avaient que 3 à 4 % d’écoute dans des milieux très militants, c’est-à-dire presque rien. De toutes façons, j’ai une grande admiration pour eux car ils ont eu le courage d’affronter une situation très complexe jusqu’au bout (chez eux, au contraire, le recteur de l’Université était un fasciste !).

Enfin, il y avait une autre chaîne de droite, un peu moins fasciste que celle de Santiago, mais de droite quand même. A ce propos, il faut dire que la tâche des deux chaînes de droite était beaucoup plus facile que la nôtre. Car nous avions à résoudre une contradiction qu’ils ne connaissaient pas : notre télévision, en tant que liée à l’Unité Populaire, était une télévision de combat, une télévision non-neutre. Mais en tant que télévision d’État, elle devait compter avec le grand public qui, lui, continuait à réclamer des feuilletons, des exploits, du divertissement. C’était facile pour la droite de passer un petit bout de film avec le canard Donald ou Batman qui attaquait la gauche. Tandis que nous, nous n’avions que quelques minutes pour parler de la réforme agraire. Pendant ce temps, la majorité du public changeait de chaîne, y compris des camarades de gauche. Car c’est malheureusement vrai qu’il y avait des camarades qui disaient : « L’émission sur la réforme agraire, c’est très bien, mais je veux voir le film avec le F.B.I. » Et ça, c’est un problème très grave.

Sur ce point, le Parti Communiste était plus lucide, plus réaliste. Il voyait bien qu’il ne pouvait y avoir de télévision révolutionnaire dans un pays où le peuple n’a pas encore le pouvoir et où il y a encore un système de télévision concurrentiel. Car il y avait concurrence, c’est-à-dire possibilité de dire : « Je n’écoute pas le Ministre de l’Agriculture, je préfère voir le film du F.B.I. » Si bien qu’il y avait très peu de gens qui écoutaient le Ministre de l’Agriculture qui parlait d ’un sujet crucial pour le pays et beaucoup de gens qui suivaient le film policier, une histoire de flics à New York…

De plus, beaucoup de camarades, spécialistes des problèmes de la communication, ont alors pris le Chili comme un gigantesque milieu pour leurs expériences, des expériences parfois « surréalistes ». Je ne veux pas donner de noms, mais un jour, une équipe de sociologues (c’est un pays de sociologues, le Chili) a déclaré que l’imprimerie c’était l’aliénation, qu’il fallait critiquer Gutenberg, que l’imprimerie allait à contre-courant de l’Histoire, du Progrès et de la Révolution. Je vous promets que ce n’est pas une blague. Ils ont dit : « On va faire une revue hebdomadaire à la main. » Et ils l’ont fait ! Vous imaginez la réaction des ouvriers ; ils ont dit : « Mais qu’est-ce que c’est que cette connerie ? Moi, j’aime bien les caractères d ’imprimerie bien nets. Pourquoi changer ? »

Cahiers. Est-ce qu’il y a eu, au niveau culturel en général, au théâtre par exemple, du travail fait avec les ouvriers, dans les usines, etc. ?

Helvio Soto : Oui, mais jamais avec une ligne bien précise. Par exemple, il y a eu l’expérience de ce qu’on a nommé le « train de la culture ». On a rempli un train de comédiens, d’artistes, et ils ont parcouru tout le pays. On m’a dit que cela avait été une expérience très belle mais j’ai quelquefois l’impression qu’elle était plus belle pour les comédiens que pour le public. Il est évident qu’une expérience comme ça, pour un comédien, c’est magnifique. Mais j’ai peur qu’on n’ait jamais vraiment envisagé le point de vue des ouvriers, qu’on n’ait jamais eu là-dessus un point de vue réaliste. Il n’y avait, à l’intérieur de l’Unité Populaire, que le Parti Communiste qui avait des troupes organisées de comédiens et de cinéastes, de peintres, etc. Mais ces troupes n’exerçaient leur activité qu’au sein du Parti, jamais en direction de l’extérieur. Pendant l’Unité Populaire, je n’ai vu, je le répète, que des expériences de courte durée, timides, du genre : « On va aller dans tel bidonville montrer telle pièce, voir ce que les gens en pensent. » Mais je crois qu’il s’agit là d’une démarche que l’on retrouve partout ailleurs en Amérique latine, en Europe, en France même.

Cahiers. Est-ce que tu peux nous raconter une projection qui avait été faite à des ouvriers du film argentin La hora de los hornos (L’heure des brasiers)? C’était dans quel cadre ?

Helvio Soto : Dans le cadre des organisations syndicales. Il y a quelque chose que personne ne peut nier et dont vous vous rendez compte quand vous voyagez en Amérique Latine, c’est la politisation, la conscience politique très vive du peuple chilien. Alors, quand un film comme La hora de los hornos lui est présenté, cela provoque chez lui des réactions très différentes de celles qu’il provoque en Argentine. Si vous parlez aux masses ouvrières chiliennes d’un mouvement populiste, basé sur la personnalité d ’un seul homme, elles auront spontanément un « réflexe marxiste-léniniste ». Au Chili, tout le monde disait : « Le camarade Allende, nous l’aimons beaucoup, mais il n’est qu’un élément dans un processus plus important que lui, plus important que nous. » Je ne prends pas position sur le fond du problème, on peut bien sûr discuter pour savoir si Peron appartient ou non à la gauche, mais ce que je veux dire, c’est que l’ouvrier chilien a une certaine méfiance vis-à-vis d’un leader, d’un dirigeant politique, il se demande ce que M. Peron a à voir avec le marxisme-léninisme. Et là-dessus, je suis d’accord avec lui. Le peuple chilien n’est pas le peuple argentin. Ceci dit, nous, les intellectuels, nous n’avons pas su parler à ce peuple, ni l’écouter.

Cahiers. C’est-à-dire qu’il existait au sein du peuple une potentialité de débat, d’expression, qui n’a pas du tout été comprise ni développée par les intellectuels ?

Helvio Soto : Exactement. Olivares et moi étions d ’accord sur une idée, c’est que des types de la radio et de la télévision, et même certains journalistes et écrivains de droite, comprenaient notre peuple beaucoup mieux que la gauche, parce qu’ils utilisaient un langage beaucoup plus direct et efficace que le nôtre. Nous avons toujours tendance à mystifier la situation des ouvriers, du peuple en général, en les faisant entrer dans nos schémas intellectuels, si bien que nous tombons toujours à côté. Si vous demandez quelle est l’émission de radio la plus populaire au Chili, on vous dira : « C’est un feuilleton très petit-bourgeois qui s’appelle Hogar, dulce hogar (Foyer, doux foyer). » Je me souviens avoir entendu Allende dire, en parlant du type qui faisait ce feuilleton : « Si nous avions des types comme ça dans l’Unité Populaire, nous pourrions marquer des points. » Parce que ce type avait une audience de dix millions d’auditeurs et que s’il avait dit à un moment de son feuilleton : « Il faut aider la réforme agraire ! » il aurait touché l’esprit et le coeur du public beaucoup mieux que nous. Tandis que quel est notre réflexe à nous, intellectuels de gauche ? C’est de mépriser a priori les types de la radio qui font des émissions populaires parce qu’ils sont de droite. Mais jamais nous n’étudions sérieusement pourquoi ils arrivent à une telle efficacité. C’est là notre blocage. On se dit : « Le type est de droite donc toute l’émission est mauvaise ; la forme, la formule, etc., sont mauvaises. » Je crois qu’il faut faire à la fois la critique et l’étude. Qu’il faut se demander pourquoi nous n’obtenons pas les mêmes succès. Et quand je parle de succès, je ne parle pas de succès artistique, mais de succès politique. Nous sommes trop souvent sur la défensive. Quand on essaie d’expliquer au grand public qu’est-ce que c’est, par exemple, que l’impérialisme, on commence par faire un grand tour d’horizon, très global, très abstrait, et finalement personne ne comprend rien. Alors que les autres, nos ennemis, ils touchent juste, même quand il s’agit de gagner les gens à la cause du fascisme.

Et cela ne veut pas dire que c’est la faute du public. Par exemple, il y a eu des films de gauche qui ont très bien marché au Chili. La guerre est finie, d’Alain Resnais, a été un grand succès ici, il est resté cinq mois en exclusivité. Même un film comme La Cina e vecina, pourtant pas très facile, a bien marché. Ou encore Delvaux ou Resnais (Hiroshima mon amour a été aussi un grand succès) ont beaucoup de prestige. Cela veut dire qu’il y a un public pour ces films. Quant au cinéma chilien, il a rencontré avec le public les mêmes problèmes que partout en Amérique latine. Il faut gagner la confiance du public chilien, et pour cela on a besoin de l’aide de l’étranger, c’est-à-dire qu’il faut que le cinéma chilien s’impose d’abord à l’étranger. C’est un phénomène bien connu en Amérique latine. Par exemple, Glauber Rocha est connu au Chili parce que les Cahiers du Cinéma ont imposé Glauber Rocha au Chili. C’est alors que les étudiants, les professeurs, les cinéphiles se sont dit : « Tiens, il existe donc, le cinéma brésilien ! » Comme je le dis souvent, et là-dessus je suis d’accord avec Glauber, la culture sud-américaine est une culture de la vulgarité. La bourgeoisie chilienne se pense comme une classe culturellement très développée, mais il n’en est rien. Sa culture est vulgaire parce qu’au fond elle aime bien ces histoires de F.B.I., ou la dernière mode européenne en matière d’architecture, de médecine, d’engineering, ou la dernière matière universitaire en vogue. Elle croit qu’elle n’est pas soumise à l’influence culturelle de l’étranger, alors qu’elle l’est complètement. Et quand je dis « étranger », ce n’est pas tellement les Etats-Unis (les Américains représentent plutôt l’argent, la banque, l’armée, la puissance économique), mais l’Europe. C’est-à-dire que s’il arrive de Paris un article sur un film chilien, la bourgeoisie commence à penser qu’elle a raté quelque chose qui marche bien, qui fonctionne. Et c’est ce qui s’est passé pour nous, pour Littin, Ruiz, Francia, Guzman ou moi-même. La bourgeoisie chilienne s’est dit : « Tiens, il commence à y avoir des films chiliens ! » J’ai rencontré au moins cent fois des gens bien intentionnés qui pensaient me faire plaisir en me disant qu’ils avaient vu un film chilien, que c’était incroyable, que cela ressemblait bien à un film. Je leur disais : « Nous sommes très flattés. Au nom du cinéma chilien, merci ! »

Inversement le peuple est beaucoup plus généreux dans ses réactions. Par exemple, il y avait un type de droite, un certain German Becker, qui avait fait pendant le gouvernement Frei un film qui s’appelait Ayudeme Usted, compadre (Aide-moi, compère), expression très populaire au Chili. C’était un film chauvin comme il n’est pas possible, avec le drapeau chilien toutes les dix secondes, des chants et des coutumes folkloriques, etc. Ce fut une honte pour nous de voir que ce film avait été sélectionné pour le Festival de Moscou, mais une grande satisfaction de voir que le public moscovite avait quitté la salle pendant la projection. Seulement ce film a fait plus d’un million d’entrées au Chili, soit à peu près 10 % de la population. Et juste après lui, il y avait un film du camarade Littin, un film qui s’appelle El Chacal de Nahueltoro, un film très engagé, très intéressant politiquement et cinématographiquement, très différent du premier, et qui fit quelque chose comme un demi-million d’entrées. Tout ça pour dire que les couches populaires s’intéressent réellement au cinéma tandis que la bourgeoisie, elle, attend le feu vert de la critique européenne. C’est une bourgeoisie sans personnalité, incapable même de dire : « J’aime ou je n’aime pas. »

Cahiers. Parlons de Métamorphose du chef de la police politique. C’est un film qui a été fait avant le putsch et qui sort en France après le putsch. Comment vois-tu la chose ?

Helvio Soto : Disons que je prends ce risque. Il peut y avoir des camarades qui pensent qu’il n’est pas opportun de diffuser ce film maintenant. Moi, je prends le risque, ne serait-ce que parce que je n’ai pas les idées claires sur l’opportunité ou non de montrer le film. Et puis parce que le film parle d’un cadavre que j’ai beaucoup aimé et qui s’appelle Unité Populaire. Parce que c’est évident que l’Unité Populaire est tombée non seulement du fait de la force de l’adversaire, mais aussi du fait de notre faiblesse. Et il est important, aujourd’hui, d’essayer de comprendre, d’expliquer cela. On ne peut pas, dans la défaite, faire du triomphalisme et dire : « Le peuple va se réveiller un jour et organiser la résistance. » De cela je suis convaincu, mais il s’agit d’un autre film.
D’ailleurs, j’ai toujours pris ce genre de risques. J’ai toujours fait des films dont le sujet était l’Unité Populaire. Alors que mes camarades (mais ceci n’est pas un reproche) ont choisi des sujets à travers lesquels ils abordaient l’Unité Populaire.

C’est ce qu’a fait Aldo Francia ; il a parlé d’un aspect concret de la situation, pas de la situation historique globale. Moi j’ai toujours pensé que la tâche de l’intellectuel était de prendre ce genre de risque, de se mêler activement à la lutte idéologique, parce que si son terrain à lui ce n’est pas l’idéologie, alors qu’est-ce que ce sera ? Je pensais qu’il fallait prendre le risque de parler de la situation politique frontalement, de ce qui arrivait aux ouvriers qui habitent à côté de chez moi, que je vois tous les jours, du désaccord qu’il y avait au sein de l’Union Populaire, car ce serait faux ou fou de prétendre qu’il n’y avait pas désaccord. Pour moi, ceci était très important quand j’ai fait le film. Je discutais avec Santiago Alvarez, un ami cubain, et il me disait : « Tu as dit au journal Le Monde que tu es un intermédiaire entre les masses et les dirigeants. Moi, je ne suis pas un intermédiaire. » Je lui ai répondu : « Tout à fait d’accord avec toi, parce que tu as la chance de vivre dans un pays où la révolution est solide, où les masses et les dirigeants sont la même chose et où les intermédiaires ne signifient rien. Mais au Chili. M. Allende, M. Corvalan, M. Altamirano ou n’importe quel homme politique de gauche, n’ont pas souvent l’occasion de parler avec tout le monde. Et ce travail, un peu journaliste, un peu intellectuel, un peu écrivain, un peu cinéaste, ce travail de commentateur de la réalité, moi, je peux le faire pour dire qu’il y a, par exemple, telle ou telle contradiction grave à l’intérieur de l’Unité Populaire et que, messieurs les dirigeants politiques, il faut les surmonter, sinon on va à la catastrophe. »

C’est à tout cela que je pensais en faisant Métamorphose. Il est évident que je n’ai pas voulu agacer les camarades de gauche, ni le Parti Communiste, ni l’extrême-gauche, parce que dans le film, je ne prends pas position pour ou contre tel groupe. Je voulais seulement dire que le sectarisme existait, que la division entre nous était grave. A cette époque, j’ai été très frappé de ce que disait Alain Touraine après qu’il ait écouté un discours d’Altamirano au Stade Chili, le 9 septembre 1973, c’est-à-dire moins de quarante-huit heures avant le coup d’Etat. Discours que je n’ai pas entendu car j’avais déjà quitté le Chili. Touraine disait : « Altamirano parle et il me donne l’impression qu’il est un militant de base du Parti Socialiste qui est, pour une raison technique, arrivé à la tête du Parti, et qui continue à s’exprimer comme un militant de base et non comme un leader politique. Il ne propose rien. Il pose simplement les problèmes. Il dit : « Il faut faire ça, il faut faire attention, peut-être va-t-on tomber dans un coup d’État, le fascisme monte, etc. » Mais il ne propose rien pour mobiliser les masses, leur donner des armes. Rien; » Pourquoi ? Parce que, comme je l’ai dit au début de cet entretien, il n’y avait personne qui se croyait autorisé à dire : « On va faire ça !» Et c’est vrai qu’Allende lui-même n’a pas voulu le faire. Il a essayé de concilier toutes les forces de gauche dans un système très sophistiqué. Allende était un politicien très sophistiqué. C’était impossible de durer plus de trois ans comme ça. Et c’est pour cela que j ’ai fait le film parce que justement je ne suis qu’un intermédiaire, que je n’ai pas de direction politique à exercer, parce que c’est mon rôle, et pas celui d’Altamirano, de faire la liste des problèmes que je vois au sein de la gauche, pour qu’on puisse en discuter avec les dirigeants.

Cahiers. Quand tu as eu le projet de ce film, avais-tu le sentiment, toi, par les contacts que tu pouvais avoir, que ces questions posées à la direction politique de l’Unité Populaire étaient des questions qui étaient présentes aussi dans les masses ? Des questions que tout le monde se posait ou des questions que par une réflexion, un processus intellectuel, tu avais dégagées ?

Helvio Soto : C’étaient des questions vivantes dans les masses. C’est pour ça que j’ai mis dans le film quelques ouvriers qui parlent eux-mêmes de la situation. On a tourné près de sept heures d’interviews pour arriver à ces quatre minutes. Mais si vous voulez écouter ces sept heures, vous verrez que c’est une véritable fusillade et que c’est moi qui ai été contraint d’en modérer la violence. J’ai discuté de tout cela avec un sociologue belge que j’ai rencontré à Paris, Armand Mattelart. Il m’a posé la question qu’on me pose toujours, en un sens la question essentielle : « Pourquoi le personnage de mon film est un bourgeois ? » J’ai déjà dit que je ne connaissais pas très bien, c’est-à-dire de l’intérieur, la situation de la classe ouvrière. Mattelart m’a dit : « C’est une chose positive que soit posée à la fin du film la question de l’unité du peuple. Je comprends cela et je suis d’accord avec cela. Mais pourquoi ne pas parler des masses directement ? » Mais moi, je le répète, je ne suis pas un sociologue et je ne me sens pas autorisé à dire que je vais, dans un film, exprimer le point de vue de la classe ouvrière. Pour moi, c’est très difficile vu le respect que j’ai pour la condition ouvrière. Ceci dit, je n’ai voulu escamoter aucun des problèmes qui existaient alors au sein de l’Union Populaire.

Par exemple, l’attaque du bidonville que l’on voit dans le film, je pense être le premier à avoir eu, sinon le courage, du moins l’imprudence, de la montrer, de l’évoquer. Il s’agissait d ’un véritable sujet tabou dans la gauche, d’un événement qui avait profondément affecté Allende, d’un événement grave. Tout le monde a dit : « Il ne faut pas en parler. » Mais moi j’ai dit : « Je ne garde pas le silence, parce que pour moi il s’agit de quelque chose de très grave. On ne peut pas dire tous les jours qu’on a le respect de la classe ouvrière, qu’on est pour elle et pour la révolution, et tuer un ouvrier dans un bidonville. Qu’est-ce que ça veut dire ! » C’était devenu un véritable épisode policier parce que le bidonville où ça s’est passé était contrôlé par l’extrême-gauche. Il y avait quelque chose qui se situait déjà au-delà de l’Unité Populaire et qu’on avait commencé à appeler le pouvoir populaire, l’avant-garde de l’avant-garde. Et ça, c’était une leçon pour tous. Au fond, c’est ça que Mattelart voulait que je montre. Je lui ai dit : « Ecoute, je ne suis qu’un pauvre cinéaste, pas un sociologue. C’est évident qu’au fond de chaque citoyen, dans le peuple, il y a quelque chose qui n’est pas seulement la faculté de critiquer mais quelque chose de plus riche, de plus important que ça. » Je l’ai bien compris, je l’ai senti, dans ce bidonville où il y avait pas mal de camarades de l’extrême-gauche. C’était un bidonville qui était organisé par la classe la plus populaire du Chili, la plus révolutionnaire, par des hommes qui n’étaient liés ni au M.I.R., ni au Parti Communiste, ni à aucun parti de l’Unité Populaire, même si tous reconnaissaient que l’Unité Populaire était un grand pas en avant.

Tout ça pour moi était très important, assez extraordinaire, impensable même, une leçon pour tous, un phénomène que le coup d’État a fait avorter. Car cet ouvrier tué cette nuit-là n’appartenait pas au M.I.R. Et je peux vous dire une chose : aux obsèques de cet ouvrier, le M.I.R. était à la queue du cortège. Juste derrière le cercueil, ça c’est une tradition en Amérique latine, il y avait évidemment la famille, puis les amis, puis les organisations proches du mort. Le M.I.R. par prudence, par politesse, pour ne pas avoir l’air de dire : « C’est notre drapeau, nous avons un ouvrier mort », s’était mis à la fin, juste pour dire : « Il était notre camarade. » Et toute la population de ce bidonville était, à mon avis, le germe d’un pouvoir populaire très nouveau. C’était évident que cela allait plus loin que l’Unité Populaire, mais c’était la conséquence d’une politique de gauche mise en place par l’Unité Populaire. Lors de l’incident du bidonville, les ouvriers étaient tellement disciplinés qu’ils ont compris qu’il s’agissait d’une provocation et ils ont évité l’affrontement. Le lendemain, le Président Allende apprend la nouvelle. Avec beaucoup de courage, il fait le voyage avec quelques amis, dont Olivares, et se rend, sans garde du corps, sans protection personnelle, dans ce bidonville. Un colonel de la police lui dit : « Ecoutez, il y a là un bataillon au grand complet qui peut vous accompagner. » Allende dit : « Assez de policiers ! Tout le monde dehors. J ’irai seul. » Ce n’était pas rien d’aller dans ce bidonville sept ou huit heures après la mort de cet ouvrier. Allende y est allé et il a parlé avec tout le monde. C’est lui qui a sauvé la face de la gauche parce que les dirigeants ne savaient pas quoi dire. Dans le Parti Socialiste, l’aile conservatrice n’a rien dit, l’aile gauche en a été affectée, mais cela n’est pas sorti du cadre du Parti.

Et finalement, l’affaire s’est terminée là. Moi, j’ai eu le mauvais esprit de dire : « C’est un événement important pour la gauche et pour l’avenir du socialisme dans ce pays qui s’appelle le Chili. » Là-dessus, un prêtre qui a quitté le pays après le coup d’État, et qui s’appelle Arroyo, a vu le film et m’a dit que c’était cette partie qui l’avait le plus impressionné. « Vraiment, il m’a dit, c’est comme ça que ça s’est passé ? Mais pense que là, il s’agit d ’un mort, alors qu’il y a peut-être vingt à trente mille morts maintenant au Chili ! » Je lui ai dit : « Écoute, camarade prêtre. La mort n’est pas une question d’addition et je pense que l’explication pour ces trente mille morts n’est pas difficile à trouver. Moi, je crois qu’il y a un rapport entre le mort dé ce bidonville et tous les morts d ’aujourd’hui. » Et ce prêtre m’a dit : « C’est vrai. J’accepte la possibilité que ce soit vrai. »

Cahiers. Comment analyses-tu ce passage du film où le personnage principal, le commissaire, va rendre visite à son ancien professeur d’Université et où ils parlent de la théorie et de la praxis ?

Helvio Soto : Pour moi, le plus important problème pour tout mouvement qui se dit révolutionnaire, c’est celui de la participation des travailleurs. C’est un peu de ça qu’il est question dans cette scène. J’ai discuté avec des camarades et j’ai dit : « Je ne connais aucun document officiel de l’Unité Populaire sur la participation des travailleurs. » Pour moi, c’est une grave lacune et j’ai pris le risque de poser la question dans le film. Seulement j ’ai eu le souci de poser cette question telle qu’elle se posait à Allende lui-même, parce qu’en tant que militant, je n’ai pas le droit, même si j’en fais la critique, de me placer au-delà des instruments dont disposait Allende.

Cela dit, il est vrai qu’AlIende, pas plus qu’aucun parti politique, n’a posé ce problème de façon claire. Quand je lis, par exemple, un article très savant de Rossana Rossanda (qui avait fait un voyage au Chili pour II Manifesto) sur le coup d’Etat, cela m’agace et m’amuse à la fois, parce qu’il est clair qu’elle a fait ce voyage au Chili pour embarrasser Allende. Je crois qu’elle a déjeuné avec lui et qu’ils ont parlé (le dialogue est reproduit dans II Manifesto) de la participation des travailleurs. Et seulement là-dessus. Pourquoi? R. Rossanda.a visité plusieurs usines chiliennes pour discuter avec les ouvriers. Elle posait des questions du genre :
— Après l’Unité Populaire, vous pensez que vous êtes mieux ?
— Oui, madame, beaucoup mieux.
— Pourquoi ?
— Parce que notre usine est nationalisée, c’est-à-dire qu’elle appartient aux ouvriers. C’est une usine chilienne.
— Et ça signifie que vous êtes les patrons ?
Après une légère hésitation, l’ouvrier répond :
— Oui. Il y a un Conseil d’administration et dans ce Conseil, il y a six camarades ouvriers.
— Bon. Mais la majorité du Conseil est composée d’ouvriers ?
— Non, madame.
— Mais le nombre, c’est important, non ?
— Oui, madame, c’est très important. Il y a par exemple quatorze membres et, parmi eux, six ouvriers. C’est important.
— Mais, par exemple, est-ce que vous pouvez changer les salaires, dire que si aujourd’hui vous touchez tant, à partir de telle date, vous allez toucher tant ?
— Non, madame, ça, on ne peut pas.
— Bon. Mais est-ce que vous pouvez changer la cadence de fabrication, l’organisation du travail ?
— Non, madame. Nous ne pouvons pas, nous, changer cela.

Vous voyez, ce type de questions, cet interrogatoire, c’est très malin, parce que c’est fait par une intellectuelle qui connaît déjà les réponses. Et c’est pour cela que ça m’irrite. Mais ce problème de la participation des travailleurs, il fallait le poser, en le reliant à celui de l’État.

On a beaucoup soutenu l’Unité Populaire en France parce qu’on pensait que cela signifiait « destruction de l’appareil d’État ». Dès le début, je me suis dit : « Pourquoi donc cette « expérience chilienne » passionne-t-elle tant en dehors du Chili ? Je connais des gens, à l’étranger, en Europe, je sais qu’ils sont intelligents, qu’ils ne soutiennent pas seulement le Chili par gentillesse ou par romantisme, ils sont trop rationnels pour ça, ils voient quelque chose là-dedans que moi je ne comprends pas très bien. » Et au début 1972, quand Allende a commencé à être débordé par la situation, alors, j ’ai compris. J ’ai compris qu’il y avait de la part du peuple un élan créateur extraordinaire, l’invention de quelque chose de nouveau, de différent de tout ce qui se passait ailleurs en Amérique latine. Et c’est évident que s’il y a un pays qui arrive à changer tous les rapports sociaux connus, c’est quelque chose d’incroyable. Ce n’était ni le système yougoslave d’autogestion, ni la bureaucratie stalinienne, c’était quelque chose de nouveau. C’est pour cela que je vous parlais de ce bidonville. Et c’est cette leçon que tire le chef de la police politique quand il dit : « En octobre, je viens de comprendre un peu les masses, je viens de comprendre qu’elles ont des leçons à me donner et je ne le comprends que maintenant, parce que jusqu’à présent je n’étais qu’un théoricien, un type qui ne connaissait le marxisme que dans les bouquins. » Et tous les dirigeants de l’Unité Populaire étaient un peu comme ça : des théoriciens qui jouaient à la pratique.

C’est pour cela que le personnage dit : « Je crois qu’aucun dirigeant, même au nom de la bureaucratie la plus sacrée, ne doit prendre la place des masses. » Mais à ce moment-là, mon personnage ne peut pas encore formuler très clairement ce qu’il a commencé à comprendre. Pour en revenir à la scène avec le professeur d’université, c’est une scène où j’ai mis tout ce que je viens de dire, mais d’une façon un peu hermétique, à la façon d’un discours technique « entre marxistes ». C’est que je ne voulais pas qu’on puisse se servir de cette scène contre l’Unité Populaire. Mais ce que dit le professeur est quelque chose de très simple. C’est que si on fait la révolution et que ça aboutit à dire au patron d’une grande industrie qu’on va nationaliser son industrie, que c’est l’État qui va prendre sa place et que lui va devenir ouvrier, on peut dire que rien n’a changé. Je veux bien que l’Etat redistribue la richesse, fasse une redistribution généralisée, mais ça, précisément, c’est la bureaucratie d’État. Et dans l’expérience chilienne, il y avait aussi autre chose, par exemple ce que j’ai appelé le « pouvoir populaire ».

Cahiers. C’est une chose qui traverse .le film, cette potentialité énorme de création, d ’invention des masses, qui n’est jamais sollicitée par l’Unité Populaire, sinon sous une forme défensive : il y a une crise, on appelle les masses au secours mais on ne leur donne jamais la possibilité de trouver elles-mêmes la solution des problèmes. Tu nous as parlé de la Yougoslavie et de l’U.R.S.S. comme modèles à éviter. Mais tu ne parles jamais de la Chine…

Helvio Soto : C’est parce que je connais très mal l’expérience chinoise. Très mal.

Cahiers. Ce que tu dis de la participation des ouvriers au pouvoir, aussi bien au niveau de l’usine que de la commune, ce sont des expériences qui se déroulent aujourd’hui en Chine.

Helvio Soto : C’est ce qu’on m’a dit et je suis d ’accord avec ça. Mais moi, je ne peux parler que de ce qui était connu au Chili au moment de l’Unité Populaire. Or, on parlait beaucoup de la société yougoslave ou soviétique. Quelqu’un comme Allende était très attaché à la Yougoslavie, pays où il avait fait plusieurs voyages et où il avait beaucoup d’amis. Autre chose : je n’étais pas au Chili pendant la visite de Castro, mais on m’a dit que devant la foule, au Stade national, il a fait un grand discours où il a demandé : « Au moment de la révolution, au moment de la bataille, qui tire le plus vite les leçons de la situation, qui apprend le plus vite, le peuple ou la droite ? » La foule a crié : «Le peuple ! » Castro a dit : « Non, c’est la droite » : C’est un peu ce que dit le commissaire quand il dit : « Il faut avantager les classes moyennes, sinon elles vont servir de base au fascisme. » C’est vrai que la droite apprend très vite ce qu’elle doit faire. Ce qui s’est passé au Chili l’a bien montré.

Cahiers. Est-ce que tu peux nous parler de ton prochain film ?

Helvio Soto : C’est un film différent en tout de Métamorphose. Il faut envisager la bataille contre la junte fasciste, là-dessus il n’y a aucune ambiguïté. Il faut montrer l’appareil fasciste dans un film simple, accessible. Je crois qu’on peut montrer les souffrances qu’ont endurées les masses. Il suffit de voir la tête des réfugiés dans les ambassades à Santiago : il n’y a pas d’ouvriers parmi eux. Ce sont les ouvriers qui subissent le plus la répression. Ce n’est pas nouveau pour moi ; lorsque j’étais encore adolescent, j’avais compris, au moment d’un tremblement de terre (comme il y en a souvent au Chili), que ceux qui sont le plus touchés, ce sont toujours les ouvriers, parce qu’ils sont très mal logés, dans des maisons très pauvres, très fragiles. Quand il pleut, c’est une tragédie pour eux. Pour nous, intellectuels de gauche, la pluie c’est presque une rigolade, c’est romantique, on peut faire de la poésie avec ça. Pour eux, c’est une tragédie, les inondations, etc. Il se passe la même chose pour la répression politique : qui paie le prix le plus élevé ? la classe ouvrière, évidemment ! Je vois mal un ouvrier, intimidé, parlant son langage à lui, arriver dans une ambassade et dire : « Monsieur l’Ambassadeur, je suis en danger et j’aimerais bien trouver refuge dans votre ambassade. » Bref, il n’y a pas d’ouvriers réfugiés.

C’est pour ça que je dis que je vais plutôt essayer de montrer les sacrifices des masses. Je sais bien qu’on va critiquer le film parce que ce sera un film « à grand spectacle » et qu’un film de ce genre ne peut pas, dit-on, être politique. Mais je crois que ce n’est pas vrai et ce sont les masses chiliennes qui m’en ont convaincu. Dans la mesure où on veut faire un film qui soit une fresque, un tableau de la situation politique, avec des personnages concrets, ce qui est grave, inexcusable, c’est de laisser les masses en dehors du film. C’est alors qu’on triche et qu’on retombe dans le pire cinéma américain, avec pour tout personnage, tels généraux, tels dirigeants, tels flics, etc.

Cahiers. Là, tu fais une critique de Z ?

Helvio Soto : Entendons-nous bien : c’est sûr que les généraux existent, que les dirigeants politiques, les flics existent. Mais si vous ajoutez les masses, c’est toute la portée du film qui change considérablement. Mais comme moi-même je n’ai jamais essayé de faire cela au cinéma, je ne peux vous assurer du résultat. Mais je vais essayer de le faire. Le personnage principal de mon film, ce seront les masses. C’est pourquoi je dis honnêtement que Métamorphose est encore un film bourgeois à propos de quelques personnages qui sont des bourgeois, avec en plus quelques ouvriers qui parlent dans le film.

Maintenant, je vais faire le contraire, le personnage principal, ce seront les masses et j ’y ajouterai quelques personnages du genre Pinochet. Je vais montrer des chars, des blindés, mais pas contre des dirigeants politiques mais contre une usine, c’est-à-dire contre mille ouvriers. Mais je ne peux pas dire encore grand-chose parce que la résistance chilienne a été vraiment improvisée, due au courage des masses, à leur capacité de création. Je voudrais qu’on me comprenne bien : jamais je n’ai voulu faire de démagogie. J’accepte les choses quand je les comprends bien. Aujourd’hui j’ai le sentiment de mieux les comprendre : les masses ont improvisé leur combat sans direction. Elles ont payé un prix très lourd. Elles ne se sont pas réfugiées dans les ambassades. Le film que je veux faire devra être structuré de telle manière que quelqu’un qui n’a jamais entendu parler du Chili d’Allende, de l’Unité Populaire, puisse comprendre de quoi il s’agit. Je prends en charge toutes les explications : le programme de l’Unité Populaire, ce que nous avons voulu faire, l’affrontement avec la droite, etc. On part du 4 septembre 1970 et on finit le jour des obsèques de Pablo Neruda, le 24 novembre 1973, qui est à mon avis un événement énorme.

Cahiers. Comment te situes-tu par rapport à la Résistance chilienne pour ce projet de film?

Helvio Soto : S’il y a un profit économique réalisé par le film, il ira à la Résistance chilienne et les dirigeants de l’Unité Populaire en feront ce qu’ils voudront. On ne peut aider à l’unité qu’en ayant une attitude unitaire. Si on prend une position sectaire, il est évident qu’on va favoriser le sectarisme. Or nous sommes à l’heure de l’unité. A propos du sectarisme, il ne faut pas oublier que notre mère-patrie, c’est l’Espagne. Je crois au caractère espagnol. Vous, Français, vous êtes plus logiques ; même le sectarisme français, on peut le suivre, le comprendre, discuter avec. Mais le sectarisme espagnol, c’est la pire violence, une violence héritée de la chrétienté, du Moyen-Age, une violence où personne ne s’écoute, où personne ne se comprend, même à propos de la plus petite chose. Du côté de l’Espagne, tout est plus passionnel, beaucoup moins logique. C’est ça aussi le caractère chilien : on peut te tuer pour un rien.

Rodrigo Litorriaga (à droite) lors de la présentation de son film La Francisca en novembre 2021

Sur le même sujet

Partagez cet article

Scroll to Top